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Ce tableau réalisé pendant le séjour en Angleterre de Zuccarelli représente le moment décisif où Macbeth rencontre, en compagnie de Banquo, les trois sorcières qui lui annoncent qu'il sera Roi. Première peinture européenne représentant des personnages de théâtre dans un paysage, il est un témoignage important d'un grand courant artistique et littéraire : les prémices du néo-gothique influencées par la théorie du sublime.

 

  1. Francesco Zuccarelli

 

Avant-dernier d'une fratrie de quatre frères, Francesco Zuccarelli est né à Pitigliano dans le Sud de la Toscane en 1702. Son père était d'une famille prospère et possédait en particulier plusieurs vignobles ainsi qu'un commerce d'instruments de cuisine et d'épices près de Pise.

 

Il commence son apprentissage à Rome dans l'atelier du portraitiste Giovanni Maria Morandi (1622 - 1717) et de son élève Pietro Nelli (1672 - 1740) et y découvre les œuvres des paysagistes du siècle passé, en particulier l'œuvre de Claude Gellée dit Le Lorrain (1600 ou 1604 - 1682) qui aura une influence capitale sur sa peinture. Après un séjour florentin, c'est à Venise où il arrive en 1732 qu'il se consacre pleinement à la peinture de paysage et se lie aux peintres Bernardo Bellotto et Antonio Visentini. Reçu à la Fraglia dei Pittori, la guilde des peintres, en 1736, il bénéficie du patronage du Maréchal de Schulembourg, du Consul d'Angleterre Joseph Smith et de Francesco Algarotti, qui le recommande à l'Electeur de Saxe, Auguste III.

 

Ce serait Richard Dalton, le Bibliothécaire Royal, qui aurait persuadé Zuccarelli de se rendre en Angleterre en 1752 à la suite de Canaletto, comme le lui conseillait aussi le Consul Smith. A Londres, Zuccarelli parvient au sommet de son art et se lie avec l'aristocratie anglaise, particulièrement sensible aux représentations de paysage arcadiens dans lesquelles excelle Zuccarelli.

 

Devenu membre de la Société des Dilettantes en 1757, c'est en 1760 qu'il réalise notre tableau, sans doute sous l'influence de l'interprétation de Macbeth par l'acteur David Garrick, en s'inspirant de la scène 3 de l'acte I où Macbeth rencontre avec Banquo les trois sorcières.

 

Ce premier séjour anglais, qui s'achève en 1762 avec son retour à Venise sera suivi par un deuxième séjour entre 1765 et 1771. Zuccarelli rentrera finalement à Venise en 1771 en tant que Directeur puis Président de l'Académie des Beaux-Arts et décédera à Florence en 1778.

 

  1. L'histoire de Macbeth et description de l'œuvre

 

Notre tableau illustre le moment capital où Macbeth, représenté à droite appuyé sur son épée, immobile et imperturbable et accompagné de son ami Banquo, , rencontre les trois sorcières qui lui prédisent qu'il sera Seigneur de Cawdor et Roi d'Ecosse, alors qu'il rentre d'une bataille féroce.

 

Dévoré par l'ambition après la réalisation de la première prophétie, Macbeth décide, sous l'influence de sa femme, de tuer le Roi Duncan alors que celui-ci lui rend visite, et accuse les fils de Duncan de ce meurtre. Devenu Roi, Macbeth est rongé par la culpabilité et décide d'assassiner tous ceux qui lui deviennent suspects, à commencer par Banquo.

 

Les sorcières réapparaissent et lui annoncent qu'il sera en sécurité tant que la forêt de Birnam n'atteindra pas son château de Dunsinane et que seul un homme non enfanté d'une femme pourra le tuer. Alors que la première prophétie se réalise, Lady Macbeth habitée par le remord se suicide. Macbeth marche vers l'ennemi se croyant invincible avant d'être tué par en duel par Macduff, né d'une césarienne.

 

Le groupe formé par Macbeth, Banquo et les trois sorcières se déploie tel une frise antique au premier plan du tableau alors qu'une scène de bataille en arrière-plan sur la droite évoque l'univers de bruit et de fureur dans lequel se déroule la tragédie. Dans une ambiance nocturne éclairée soudainement par un éclair, la sorcière en blanc se détache tel un spectre, les vêtements volent au vent, un cheval se cabre dans la bataille. Le ciel sombre est une représentation métaphorique de la mort qui rode, autour du Roi, autour de Macbeth, autour de chaque homme confronté à son destin.

 

  1. Macbeth : goût néo-gothique et théorie du sublime

 

Michel Levey, dans son étude consacrée aux séjours britanniques de Zuccarelli souligne la spécificité de notre tableau dans l'œuvre du peintre : un unicum introduisant un sujet tiré de la tragédie de Shakespeare au sein d'un paysage de composition. Ce serait d'ailleurs le premier exemple dans la peinture européenne d'une représentation d'un sujet tiré d'une pièce de théâtre dans un paysage.

 

La redécouverte du théâtre de Shakespeare au milieu du dix-huitième siècle anglais doit beaucoup au comédien David Garrick (1717 - 1779) qui fit du rôle de Macbeth, interprété la première fois le 7 janvier 1744 alors qu'il avait 27 ans, un de ses principaux rôles. L'influence de Garrick fut déterminante pour retrouver le texte original de Shakespeare derrière l'adaptation de la pièce par D'Avenant qui était jouée jusqu'alors, et pour abandonner les costumes contemporains pour des costumes moyenâgeux - costumes qui sont d'ailleurs sans doute représentés dans notre tableau.

 

Il est à cet égard intéressant de noter que les deux personnages principaux, Macbeth et Banquo portent le kilt. L'usage de celui-ci avait été interdit en Ecosse suite à la bataille de Culloden (le 16 avril 1746) au cours de laquelle l'armée anglaise commandée par le Duc de Cumberland a vaincu celle de Charles-Edouard Stuart (Bonnie Prince Charles). La réintroduction de ce costume dans notre tableau constitue probablement un élément « picturesque » évoquant à la fois l'époque médiévale (comme attribut d'une société organique en train de disparaître sous la pression des Lumières) mais aussi l'exotisme de l'Ecosse.

 

Cette redécouverte du théâtre élisabéthain s'insère dans un Zeitgeist plus large de redécouverte des arts du Moyen-Age (qui se traduira en architecture par les premières constructions néo-gothiques dont la plus emblématique - Strawberry Hill - sera construite par Horace Walpole entre 1749 et 1776).

 

La sensibilité néo-gothique est pleinement en accord avec les réflexions philosophiques contemporaines, telles qu'elles ont pu être exprimées dans le livre d'Edmund Burke paru en 1757 A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful.

 

Cette théorie du sublime oppose le sublime à la beauté comme deux concepts exclusifs (comme la lumière à la pénombre) tout en reconnaissant que tous les deux peuvent procurer un plaisir. Le sublime, « terreur délicieuse » (delightful horror), peut provoquer l'horreur, mais la connaissance du côté factice de cette perception lui permet de rester plaisante. A la différence de la pensée classique, Burke affirme que la laideur a une valeur esthétique par sa capacité à engendrer des émotions intenses, et par là à générer du plaisir. Burke analyse également les effets physiologiques du sublime, en particulier la peur et l'attraction que l'on peut ressentir face au sublime qui révèle notre finitude humaine face à la grandeur d'une nature qui nous dépasse. Ce délice provenant de la contemplation du sublime est ressenti encore plus fortement que le plaisir apporté par la contemplation du beau.

 

On peut retrouver dans notre panneau un certain nombre d'éléments qui prennent une résonance toute particulière si on les analyse à travers le prisme du sublime : la laideur répugnante et abjecte des trois sorcières (dont l'une tient un bâton autour duquel s'enroule un serpent) ; la grandeur de la nature (montagnes, cascade) alors que les éclairs du tonnerre traversent le ciel, et enfin la solitude du héros Macbeth face à ce destin menaçant qu'il entrevoit.

 

  1. Les différentes versions de l'œuvre

 

Ce tableau fut certainement très apprécié par le public anglais comme en témoigne le fait qu'il en existe plusieurs versions :

  • Une grande esquisse à la plume est conservée aujourd'hui à Stourhead ;
  • Une version sur toile, très proche de la nôtre et portant la signature de l'artiste, réalisée en 1760 servit de modèle à la gravure de William Woollett en 1770 alors que la toile se trouvait dans la collection de William Lock ; cette toile pourrait être celle revendue le 14 juillet 1952 par Christie's (lot 52) ;
  • Une autre version est signalée en vente publique dès 1761 et provenait des collections de Sir William Hamilton ; cette version sera vraisemblablement revendue en 1783 pour le compte cette fois de Charles Hamilton ;
  • Une troisième version sur panneau est documentée dans les collections de Grosvernor House en 1821 et fut vendue par le Duc de Westminster en 1925 ; cette version qui mesure 81.7 x 147.2 cm est aujourd'hui conservée à la Folger Shakespeare Library de Washington ;
  • Au moins trois autres versions fidèles à la gravure de Woollett existent : l'une est à la Shakespeare Memorial Gallery de Stratford ; une autre est conservée dans les collections des Marquis Gondi à Florence et enfin une troisième (reproduite par Federica Spadotto) est dans une collection privée.

 

A noter que notre tableau comporte une différence importante, tant avec la version qui a servi à l'établissement de la gravure de Woollett qu'avec celle de la Folger Shakespeare Library : la sorcière de gauche, représentée de face dans notre tableau, semble s'appuyer sur le bâton autour duquel s'entoure le serpent et a le bras gauche relevé pour retenir un voile alors que dans la gravure elle est représentée de trois-quarts brandissant le bâton autour duquel s'enroule le serpent et que dans la version de la Folger Shakespeare Library elle est également de face mais sans voile et les deux bras baissés.

 

  1. Provenance

 

Une inscription au dos de notre panneau « Ante Dineing Room - Lord George Cavendish » nous indique probablement le nom du premier ou de l'un des tous premiers propriétaires de notre panneau. En absence d'information supplémentaire sur la vente de ce panneau ou d'inventaire il aurait pu appartenir soit à :

  • Lord George Augustus Cavendish  (c. 1727 - 1794). Né à Londres il était le deuxième fils de William Cavendish, le troisième Duc de Devonshire et de sa femme Catherine Hoskins. Filleul du Roi George II, il hérita en 1753 d'Holker Hall (à l'époque dans le Lancashire, aujourd'hui en Cumbria) dont il replanta le parc. Il devint membre du Parlement en 1751 et ce jusqu'à sa mort en 1794 ; ou encore à son neveu
  • George Augustus Henry Cavendish (1754 - 1834), appelé Lord George Cavendish jusqu'en 1831 puis Comte de Burlington. Troisième fils du quatrième Duc de Devonshire et de sa femme Lady Charlotte Boyle, l'unique héritière de Richard Boyle le troisième Comte de Burlington il fut également membre du Parlement de 1775 à 1831. C'est le constructeur de la Burlington Arcade à Piccadilly le long de Burlington House rachetée à son neveu le sixième Duc de Devonshire en 1815.

 

Ce panneau a ensuite été exposé à la Gallerie Levi de Milan dans le cadre de l'exposition « '700 Veneto - paesaggi e Vedute » en novembre 1967 avant de rejoindre une collection privée italienne.

 

  1. Conclusion : notre avis sur l'œuvre

 

All hail, Macbeth ! that shalt be king hereafter. (Shakespeare - Macbeth scène 3 acte I).

 

La touche frémissante de Zuccarelli dans notre tableau traduit toute l'émotion de ce moment décisif de la rencontre des trois sorcières dans lequel la vie de Macbeth bascule de manière irrémédiable. Au-delà de la force de la relation narrative, notre panneau constitue un rare témoignage de la naissance, au cœur de la société cosmopolite anglaise du XVIIIème siècle, d'une nouvelle sensibilité, à partir de laquelle s'épanouira au siècle suivant le Romantisme.

 

Principales références bibliographiques :

Michael Levey Francesco Zuccarelli in England Italian Studies XIV 1959 (pp 6-8 fig. I)

Mercedes Precerutti Garberi '700 Veneto - Paesaggi et Vedute Catalogo della mostra, Milano, Galleria Levi 1967 (pp8-9, n. 1, fig. 1)

Federica Spadotto Francesco Zuccarelli in Inghilterra Cierre Grafica 2016 (pp 35-39 fig. 27)

George Winchester Stone, Jr. Garrick's Handling of "Macbeth" - Studies in Philology Vol. 38, No. 4 (Oct., 1941), pp. 609-628 (20 pages) - University of North Carolina Press