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Nous remercions Monsieur Sylvain Bédard d'avoir confirmé l'attribution à Jean-Auguste-Dominique Ingres après examen direct du dessin ainsi que pour son aide dans la rédaction de cette notice. Nous remercions également Eric Bertin d'avoir confirmé oralement cette attribution.
Ce vigoureux dessin au graphite et à l’estompe témoigne de l’intérêt d’Ingres pour les médailles. Inspiré de la médaille de Pisanello représentant Sigismond Malatesta, le grand condottiere de Rimini, il témoigne tout à la fois de l’observation minutieuse d’Ingres mais également de sa capacité de stylisation, en instillant dans ce dessin certains traits caractéristiques que nous retrouvons dans d’autres œuvres de l’artiste.
Ce dessin pourrait s’inscrire dans les recherches de l’artiste lors de la préparation du tableau de Paolo et Francesca, qui relate une scène de la cour des Malatesta, un tableau dont la première version a été livrée en 1814 à la reine de Naples.
- Ingres, de l’atelier de David au premier séjour italien
Né en 1780 à Montauban, Jean-Auguste-Dominique Ingres reçoit très tôt l'enseignement de son père, artiste au service de la ville. Le garçon fait preuve d'un talent musical et artistique précoce. À douze ans, il est inscrit à l'Académie de Toulouse, sous la direction du peintre Joseph Roques, un ami de Jacques-Louis David. En 1797, il part à Paris pour étudier avec David, qui reconnaît son talent et l'utilise comme assistant pour l'exécution du Portrait de Madame Récamier. Admis à l'École des Beaux-Arts, Ingres remporte le prix de Rome en 1801 avec Les ambassadeurs d'Agamemnon dans la tente d'Achille (École des Beaux-Arts, Paris). Alors que la pénurie de fonds publics retarde son départ pour l'Italie, il vit au sein d'une communauté de jeunes artistes installée dans un monastère désaffecté. En plus de quelques commandes publiques (dont deux portraits de Napoléon), Ingres peint alors ses premiers portraits.
En 1806, Ingres prend enfin place parmi les pensionnaires de l'Académie de France à Rome. Plusieurs portraits magistraux marquent les premières années de son séjour romain, notamment ceux de Madame Devauçay (1807, musée Condé, Chantilly) et de François-Marius Granet (vers 1807, musée Granet, Aix-en-Provence). Sommé de prouver ses progrès, il présente des études de nu très calculées, complétées par des détails narratifs, Œdipe et le Sphinx et La Baigneuse du Valpincon en 1808 (tous deux au Louvre) et Jupiter et Thétis en 1811 (musée Granet, Aix-en-Provence).
Après l'expiration de son allocation en 1810, il prolonge son séjour à Rome grâce à la réalisation de nombreux portraits peints ou dessinés représentant principalement des membres de la communauté française. Caroline Murat, sœur de l'empereur et reine de Naples, lui commande deux tableaux d’histoire, dans le style « troubadour », Les Fiançailles de Raphaël (Walters Art Museum – Baltimore) et Paolo et Francesca (Musée Condé – Chantilly), ainsi que la Grande Odalisque (1814, Louvre), pendant de la Dormeuse de Naples, déjà en possession des Murat et disparue depuis 1815.
En 1814, l'effondrement du gouvernement français à Rome prive Ingres de son mécénat et le réduit à gagner chichement sa vie et celle de Madeleine Chapelle, sa jeune épouse, en réalisant des portraits d'étrangers de passage ainsi que de petits tableaux à sujet historique. En 1817, il reçoit sa première grande commande du gouvernement de la Restauration : un retable représentant le Christ remettant les clefs à Saint Pierre pour l'église française de la Sainte-Trinité-des-Monts à Rome (1820, aujourd'hui musée Ingres, Montauban), suivi en 1820 d'une commande encore plus importante, l'exécution du Vœu de Louis XIII (achevé en 1824) pour la cathédrale de Montauban, la ville natale d'Ingres.
Entre-temps installé à Florence, Ingres rentre en France en accompagnant en 1824 Le Vœu de Louis XIII à Paris, avec lequel il remporte un succès retentissant au Salon.
2. La médaille de Pisanello
Ingres s’inspire ici de la médaille représentant Sigismond Malatesta réalisée en 1445 par Pisanello. Sigismond Malatesta (Sigismondo Pandolfo Malatesta en italien) (19 juin 1417 à Brescia – 7 octobre 1468 à Rimini), seigneur de Rimini, Fano et Cesena est un condottiere de la famille Malatesta, les seigneurs de Rimini de 1295 à 1500. Considéré par ses contemporains comme l'un des plus redoutables chefs militaires de son temps, il engagea la construction du Tempio Malatestiano à Rimini, un des premiers bâtiments à l’architecture renaissante construit en Italie sur un plan d’Alberti.
Comme le rappelle Sylvain Bédard, nous connaissons l'intérêt d’Ingres pour la numismatique. En effet, lors de son premier séjour en Italie, de 1806 à 1824 (en incluant la période florentine, de 1820 à 1824), Ingres collectionne les moulages de médailles [1] anciennes et modernes, faute de pouvoir acquérir les pièces originales. Ces moulages, qu’il a conservés tout au long de sa vie, furent données en 1867 au musée de Montauban. Il était tout naturel qu’il s’intéresse à la médaille représentant un des principaux personnages du Quattrocento, réalisée par le premier médailleur italien.
3. Proposition de datation du dessin
Nous pensons que ce dessin doit être rattaché au premier séjour en Italie d’Ingres. Au-delà de l’intérêt d’Ingres pour les médailles, nous pensons qu’il est intéressant de rapprocher le personnage de Sigismond Malatesta de la commande reçue vraisemblablement en 1813 de la reine de Naples pour un tableau représentant Paolo et Francesca (château de Chantilly).
Ce sujet est tiré d’un célèbre épisode du chant V de l’Enfer de la Divine Comédie de Dante, et plus particulièrement du passage où Francesca Malatesta et son jeune beau-frère, Paolo, découvrent leur passion en lisant le récit de l’amour adultère de Lancelot pour la reine Guenièvre. Un baiser est échangé mais déjà le mari de Francesca, Gianciotto, s’apprête à surgir de la pénombre pour dégainer son épée et punir les deux amants.
Paolo Malatesta (ca. 1246 – ca. 1285) vivait près de deux siècles avant Sigismond mais il nous semble tout à fait plausible qu’Ingres se soit intéressé à cette médaille alors qu’il recherchait de la documentation sur l’histoire de Paolo et Francesca, ce qui nous amènerait à dater ce dessin vers 1813-1814.
Comme nous l’indique également Sylvain Bédard : « l’inscription dans la partie haute de la feuille est presque en soi une signature du peintre. La main toujours un peu tremblante d’Ingres, lorsqu’il lui faut tracer des caractères d’imprimerie (ce qui est assez surprenant d’ailleurs, chez ce dessinateur extraordinaire !), se vérifie encore une fois ici. On peut comparer la forme des lettres qui sont visibles dans ce portrait à celles présentes sur d'autres dessins se trouvant à Montauban (e.g. Domine Salvum Fac Regem – Musée de Montauban[2])». On retrouve également un exemple de l’utilisation de ces caractères d’imprimerie dans le portrait de l’architecte Guillaume-Edouard Allais daté de 1814 (collection Moskowitz, Long Island (New York).
4. Rapprochement avec d’autres œuvres d’Ingres
Exécuté d'après une médaille, notre dessin garde une certaine ambigüité : bien qu’il ait été agrandi à la dimension d’un portrait, il se caractérise par les contrastes marqués entre les ombres qui délimitent le profil et le fond immaculé. Il évoque ainsi plus le travail en bas-relief du médaillier que l’art du portraitiste. Pour rendre le modelé vigoureux de la ciselure, Ingres a retravaillé le portrait de Malatesta réalisé au graphite à l’aide d’une estompe, cet outil cylindrique recouvert de papier doux.
Tant par sa conception que par sa technique, notre dessin est un exemple remarquable de dessin « d’après la bosse », comme l’apprenaient les élèves à l’Académie en dessinant d’après des modèles de plâtre ou de métal. Ingres s’attache tout particulièrement à rendre la façon dont la médaille absorbe ou reflète la lumière, utilisant une gamme de demi-teintes très élaborées.
On retrouve dans ce dessin le caractère souvent un peu sculptural de certains profils du peintre. A titre d’exemple, nous pouvons citer la tête de l’empereur Auguste dans le tableau du Musée royal des Beaux-Arts de Bruxelles, Auguste écoutant la lecture de l'Énéide, également réalisé vers 1814.
Alors qu’Ingres avait un peu délaissé le format rond affectionné au tout début de sa carrière pour les portraits dessinés, il nous semble également très intéressant de rapprocher notre dessin du portrait d’Alexandre-Michel Beljame, réalisé en 1812. De format rond et d’un diamètre de 160 mm, cette représentation de profil aux ombres estompées évoque une médaille.
Si l’on regarde attentivement l’oreille de Malatesta, de forme très arrondie, celle-ci paraît fort proche de celle que l’on retrouve dans une reprise (à l’estompe également) de la tête seule de Marie, tirée de la Vierge à la chaise de Raphaël, dessin qui appartient également au musée Ingres-Bourdelle [3]. L’étude isolée d’une oreille, toujours à Montauban, semble également de la même facture [4].
5. Provenance
Une inscription au graphite inscrite au verso de notre portrait indique qu’il provient d’un descendant direct de Jules Cambon. Il existait une fameuse famille Cambon de Montauban, qui étaient des lointains cousins d’Ingres, à laquelle appartenait le peintre Armand Cambon (1819-1885), un élève de l’artiste qui sera le premier directeur du musée de Montauban mais aucun des membres de cette famille ne se prénommait Jules. Il nous semble plus rationnel de faire l’hypothèse qu’il s’agirait ici plutôt du diplomate et académicien Jules Cambon (Paris 1845 – Vevey 1935) qui était collectionneur[5].
Frère cadet de l’ambassadeur Paul Cambon (1843-1924), Jules Cambon s’illustra également dans la diplomatie. Après des études de droit, il devint avocat en 1866. Il entra ensuite dans l’administration et devint auditeur à la commission provisoire qui remplaçait le Conseil d’État.
En 1874, il poursuivit sa carrière en Algérie, d’abord à la Direction générale des Affaires civiles, puis comme préfet de Constantine. Dans les années qui suivirent, il occupa les fonctions de secrétaire général à la Préfecture de Police de Paris (1879), de préfet du Nord (1882), puis du Rhône (1887). Il retrouva l’Algérie en 1891, comme gouverneur général et, en 1897, il fut nommé ambassadeur de France aux États-Unis. À ce poste, il négocia en 1897 la paix entre l’Espagne et les États-Unis.
De 1902 à 1907, il succéda à son frère comme ambassadeur de France en Espagne. Nommé en 1907 à Berlin, il y œuvra de toutes ses forces pour la détente des relations franco-allemandes et pour la sauvegarde de la paix. Après la Première Guerre mondiale, il participa à l’élaboration du traité de paix, puis devint secrétaire général au ministère des Affaires étrangères, et enfin président de la Conférence des Ambassadeurs.
Ce diplomate, qui avait rendu de très grands services et dont la parole faisait autorité dans les milieux gouvernementaux, fut élu à l’Académie le 16 mai 1918.
6. Encadrement
Ce dessin est présenté dans un cadre italien du début du XIXème siècle en bois peint orné d’une frise de feuilles d’eau dorées.
Principales références bibliographiques :
Georges Vigne – Ingres – Abbeville Press 1995
Georges Vigne - Dessins d'Ingres - Catalogue raisonné des dessins du Musée de Montauban – Gallimard 1995
(sous la direction de)Vincent Pomarède, Stéphane Guégan, Louis-Antoine Prat et Eric Bertin - Catalogue de l’exposition Ingres du Musée du Louvre (24 février 2006 – 15 mai 2006)– Gallimard/ Musée du Louvre 2006
Jean de Foville – Pisanello et les Médailleurs italiens – Henri Laurens
[1] Il faut entendre par « médaille » aussi bien des monnaies que des médailles à proprement parler.
[2] Vigne, Catalogue raisonné des dessins du Musée de Montauban, no 2388, image 5
[3] Vigne, Catalogue raisonné des dessins du Musée de Montauban, no 4087, image 2
[4] Vigne, Catalogue raisonné des dessins du Musée de Montauban, no 2126, image 4
[5] Jules Cambon était également un grand ami du peintre Lévy-Dhurmer, comme en témoigne l’importante correspondance conservée au Musée d’Orsay.
