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Ce dessin à la plume d’une exquise finesse est selon toute vraisemblance une étude préparatoire pour une estampe de Stefano della Bella, tirée de la série de huit estampes appelée les « Diverses figures et paysages » (Diverse figure e paesi) et publiée par Israël Henriet à Paris en 1649. Bien que notre dessin soit dans le même sens que la gravure, la grande délicatesse des traits de plume et la physionomie du personnage féminin sur la gauche sont tout à fait caractéristiques des dessins de Stefano della Bella.

 

 

Cette étude a une belle provenance puisqu’elle a fait partie des collections de Sir Joshua Reynolds (1723-1792), le plus grand collectionneur anglais de dessins de son temps, et de celles du paysagiste Paul Sandby (1725-1809).

 

  1. Stefano della Bella, dessinateur et graveur au service des Médicis

 

Stefano della Bella (né en 1610 à Florence), également appelé Étienne de la Belle à la cour de France, est un dessinateur et graveur aquafortiste italien de l'école florentine, de style maniériste et baroque. Il a travaillé sans relâche, créant des milliers de dessins et d'estampes. Tel un reporter photographique désireux de capturer les événements majeurs de son époque, Della Bella a immortalisé les somptueux spectacles théâtraux de l’aristocratie florentine, la vie quotidienne à Rome et à Paris, ainsi que les réalités du champ de bataille pendant la guerre de Trente Ans.

 

Issu d’une famille de peintres, de sculpteurs et d'orfèvres, il est le fils du sculpteur Francesco di Girolamo Della Bella. Il se forme auprès de Giovanni Benedetto Castiglione (1609-1664) et du médailleur et ciseleur Gasparo Mola (1571-1640). Il travaille brièvement sous Orazio Vanni et Cesare Dandini (1596-1657), puis s'oriente ensuite vers le dessin et la gravure auprès de Remigio Cantagallina (1582-1656). Ce dernier a également été l'instructeur de Jacques Callot (1592-1635), ce pourquoi les premières estampes de Della Bella ressemblent beaucoup aux siennes. À l'âge de dix-sept ans, il présente au jeune Giancarlo de' Medici une gravure représentant un banquet au palais Pitti, à la suite de quoi il reçoit des commandes officielles de la famille Médicis, qui le soutiendra pendant toute sa vie. En 1632 ou 1633, il reçoit le patronage direct de Lorenzo de Médicis (frère de Cosme II de Médicis et oncle de Giancarlo de 'Medici).

 

Arrivé à Rome en 1633, il réside à la villa Médicis et y produit des « vedute » et des dessins d'antiquités mais il étudie aussi les contemporains, en particulier les peintres de bambochades. Il dessine des évènements publics dans une série de carnets de croquis, ainsi que les festivités de la cour des Médicis auxquelles il assiste, qui sont ensuite transformées en estampes. Malgré cela, il retourne fréquemment à Florence pour travailler sur les commandes de ses clients et exécute pour son mécène Lorenzo de Médicis, une de ses rares peintures aujourd’hui connues, « L'Incendie de Troie », où l'on retrouve les éléments de la Rome classique.

 

En 1639, il se rend à Paris où il séjourne jusqu'en 1650. Il y fréquente des courtisans, des artistes de théâtre et des hommes de lettres ; son style évolue sous l’influence des estampes de Rembrandt (1606-1669) et d'autres graveurs hollandais largement distribuées à Paris.

 

En 1641, le cardinal de Richelieu l'envoie à Arras pour faire des dessins, en vue de réaliser des estampes du siège et de la prise de cette ville par l'armée royale, et en 1644, c’est le cardinal Mazarin lui commande quatre séries de cartes à jouer éducatives pour le jeune Louis XIV.

 

La mort de Mazarin précipite probablement son retour à Florence, où il reçoit une pension et le poste de maître de dessin du prince, de la part du grand-duc Ferdinand II de Médicis. Il exécute des frontispices, des illustrations de fêtes et des vues qui exaltent les splendeurs médicéennes. Il voyage plusieurs fois à Rome, où il grave quelques vues des ruines antiques en continuant à envoyer ses plaques et des feuilles à ses éditeurs parisiens.

 

2. Description du dessin et œuvres en rapport

 

La scène familière représentée ici est particulièrement charmante : un enfant danse, les bras écartés pour tournoyer sur lui-même, au son du violon que joue un homme qui est représenté de trois-quarts, debout au centre de notre dessin. La mère s’est agenouillée devant son enfant et étend ses bras vers l’avant pour le retenir dans son tournoiement.

 

L’estampe de Stefano della Bella, qui fait partie de la suite des huit « Diverses figures et paysages » publiée par Israël Henriet à Paris en 1649, est très proche de notre dessin et permet de mieux comprendre la scène.

 

Le costume du violoniste, composé d’une longue cape, de bottes souples qui lui retombent sur les chevilles et d’un béret (qui se trouve agrémenté sur l’arrière d’une plume dans l’estampe) est, à par ce dernier détail, particulièrement fidèle au dessin. L’enfant, lui, y est coiffé d’un chapeau à plumes qui n’apparaissait pas dans notre dessin et l’on retrouve, accoudé à un arbre, un autre personnage féminin dont seul le bras gauche subsiste dans notre dessin, la partie supérieure du buste ayant été perdue avec le coin supérieur gauche de notre feuille.

 

Le traitement du corps et du visage de la mère agenouillée devant son petit prodige est très typique de la plume de Stefano della Bella, comme l’illustre cet autre dessin de l’artiste (Vierge à l’enfant avec Saint Jean-Baptiste ) vendu par Christie’s en 2024.

 

Il est vraisemblable que l’artiste a complété l’esquisse des principaux personnages réalisée à la plume par quelques traits de sanguine qui évoquent de manière assez précise les bosquets et les différents plans qui dans l’estampe se succèdent jusqu’à la rivière. Quelques traits au graphite sur la gauche constituent une première ébauche des deux femmes dont l’une tient un enfant dans ses bras que nous trouvons à l’extrême droite de l’estampe.

 

Il est intéressant à cet égard de constater que l’usage de la sanguine, assez rare chez Della Bella, semble avoir été réservé à des esquisses réalisées dans un style beaucoup plus lâche, radicalement différent de la précision analytique de ses études à la plume. Nous illustrons ce propos par la confrontation entre un autre dessin à la plume (Etude de personnages - RP-T-1949-526) conservé au Rijksmuseum d’Amsterdam) et une esquisse à la sanguine du Musée du Louvre (Etude de carte à jouer – 3358 DR8).

 

Cette confrontation nous amène à penser que l’ensemble du dessin serait bien de la main de Stefano della Bella, et ce alors même que nous n’avons pas retrouvé d’autre exemple de la combinaison de ces deux techniques chez cet artiste (mais son corpus graphique est immense !).

 

3. Provenance et encadrement

 

Deux cachets sur la droite de la feuille nous indiquent que ce dessin (que nous avons acheté en Angleterre) a, de longue date, appartenu à des collections anglaises.

 

Sir Joshua Reynolds (Plympton 1723 – Londres 1792) peut être considéré comme le chef de l'école anglaise de peinture au XVIIIe siècle. Spécialisé dans l’art du portrait il fut le co-fondateur et le premier président de la Royal Academy. Sa jeunesse fut marquée par un long voyage en Italie entre 1749 et 1752 et ses maîtres de prédilection resteront toute sa vie Michel-Ange, Raphaël, les autres italiens du XVIe siècle et Claude Gellée. Il se montra l'amateur le plus avisé des peintres collectionneurs de son époque. Son éclectisme, constamment à la recherche du « grand style », se manifeste tant dans ses conférences à la Royal Academy que dans le choix de ses collections auxquelles il consacra une part importante de ses revenus, sans que l’on sache s’il avait déjà pu acheter quelques dessins en Italie ou si celles-ci furent uniquement constituées à son retour en Angleterre. L’essentiel de ses dessins furent vendus aux enchères le 26 mai 1794 puis de nouveau à partir du 5 mars 1798. La marque qui figure en bas à droite sur notre dessin fut apposée par ses exécuteurs testamentaires à la mort de Reynolds. Ils marquèrent les 1163 meilleurs dessins (dont faisait partie notre feuille) au recto alors que les dessins de qualité inférieure furent estampillés au verso.

 

Paul Sandby (Nottingham 1725 – Londres 1809), un aquarelliste et graveur, fut également un membre de la Royal Academy et un contemporain de Reynolds. Bien qu’il ait vécu beaucoup plus âgé que Reynolds, il vendit une partie de sa collection en 1785[1] et l’on ne peut donc exclure que notre dessin ait fait partie de sa collection avant d’entrer dans celle de Reynolds, même si l’inverse semblerait plus probable. Ses collections furent ensuite dispersées après son décès à partir de 1811. Le troisième cachet bien que répertorié par Lugt a gardé son anonymat mais semble être d’une facture plus récente.

 

Nous avons choisi pour encadrer ce dessin un petit cadre d’époque Louis XIII (1601-1643) qui est parfaitement aux proportions du dessin et lui correspond tout à fait en termes de période et de lieu d’exécution, puisqu’il est vraisemblable que ce dessin ait été réalisé à Paris, entre 1639 et 1649 (le bâtiment classique en arrière fond de l’estampe semble en effet nous indiquer que nous serions devant une des résidences royales, aujourd’hui disparues, qui furent construites en bordure de la Seine).



[1] Le seul catalogue conservé de cette vente est incomplet.