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Dans cette « carte postale » réalisée à la tempera, Giacomo Guardi, le fils de Francesco et le dernier artiste de la dynastie, nous propose une vue de la place Saint Marc inspirée par une œuvre de Canaletto. L’artiste nimbe ce paysage urbain d’une lumière rosée de fin d’après-midi, alors que le soir commence à tomber et que les ombres s’allongent.

La localisation indiquée au dos situe l’endroit d’où cette vue panoramique est sensée avoir était prise : le dos au Palais des Doges, en regardant en direction du campanile. Le manque de recul à cet endroit impose de couper le campanile, conférant une certaine modernité « photographique » à cette vedutina exécutée vraisemblablement au tout début du XIXème siècle.

 

  1. Giacomo Guardi, ou la difficulté d’être le fils d’un génie (de la peinture)

 

Peu d’éléments bibliographiques sont connus dans la vie de Giacomo Guardi, né à Venise en 1764 de parents relativement âgés (son père Francesco avait alors cinquante et un ans et sa mère Maria Mathea Pagani trente-huit ans). Modestement doué, il partage l’atelier de son père pendant une dizaine d’années, du début des années 1780 jusqu’à la mort de ce dernier le premier janvier 1793, d’abord comme apprenti puis comme collaborateur.

 

A la différence de son cousin germain Giovanni Domenico Tiepolo (1727 – 1804), qui, tout en aidant son père dans ses grands chantiers de fresque sut développer une production graphique originale, Giacomo Guardi eut du mal à s’affranchir de la tutelle paternelle. Son père n’hésitait d’ailleurs pas à signer de son nom les œuvres de son fils pour les rendre plus commercialisables, et avait autorisé son fils à faire de même (on ne connaît qu’une toile signée du nom de Giacomo Guardi[1]) et Giacomo Guardi n’hésitait pas à compléter les dessins laissés inachevés par son père pour les rendre plus attractifs sur le marché, tout en les signant du nom de son père...

 

C’est vraisemblablement après la mort de son père qu’il abandonne la peinture pour se consacrer entièrement à la production des vedutine, ces petites vues de Venise qui, avec la vente du fond d’atelier familial, lui assureront des revenus tout au long de sa vie. Il décède en 1835, sans descendance, et c’est son cousin germain Nicolo Guardi (1773 - 1860) qui sera son héritier.

 

2. Les vedutine

 

Ces « petites vues », exécutées en noir et blanc ou en couleurs à la tempera, constituent l’aspect le plus original des productions de Giacomo Guardi. Celui-ci, à l’instar de son cousin Lorenzo Tiepolo avec le pastel, semble avoir trouvé avec la tempera le medium le plus adapté à ses capacités. Cherchant à rendre de manière réaliste et minutieuse les sites vénitiens, il les anime de très nombreux personnages aux vêtements contemporains, sobrement croqués (une soixantaine de personnages et quatre chiens dans celle que nous présentons dont un détail est reproduit ci-dessous), ce qui leur confère un charme naïf indéniable.

 

Véritables « cartes postales » achetés par les voyageurs « étrangers » (à Venise toute personne non vénitienne était nécessairement étrangère) italiens, anglais, français ou germaniques, ces vedutine n’étaient pas destinées à voyager par la poste mais constituaient des souvenirs de voyage appréciés, destinés à être collés dans des albums (dont la plupart ont aujourd’hui été démembrés) ou encadrés une fois de retour dans la mère patrie. Elles sont la plupart du temps signées au dos « Giacomo de Guardi », en référence au titre nobiliaire accordé à la famille par l’Empereur en 1643. La signature est généralement précédée de quelques lignes donnant des explications sur la localisation exacte de la vue et sur les monuments représentés, mais aussi parfois l’adresse de l’artiste !

 

La plupart sont exécutées dans une même gamme chromatique turquoise, très lumineuse mais un peu irréelle (« lunaire » pour reprendre l’expression de Morassi), alors que celle que nous présentons se caractérise par le magnifique rendu atmosphérique de la lumière rosée d’une belle fin d’après-midi.

 

3. Une vue inhabituelle de la place Saint-Marc

 

Giacomo Guardi nous présente ici une vue peu commune de la place Saint-Marc, centre névralgique de la vie vénitienne hier comme aujourd’hui. Il s’inspire vraisemblablement d’un tableau peint par Canaletto en 1744 et gravé par Visentini (dont le dessin préparatoire est conservé au Musée Correr).

 

Comme dans le tableau de Canaletto, la vue est prise d'un point de vue élevé et plusieurs vues sont combinées pour obtenir un panorama complet, ce qui serait impossible à partir d'un seul point de vue. Seul un effet panoramique permet aujourd’hui de prendre une photo similaire, en se tenant légèrement à l’intérieur de la galerie du palais des Doges.

 

Giacomo Guardi liste au verso de notre vedutina les principaux bâtiments qui l’environnent : au centre le campanile avec à ses pieds la Loggetta, sur la gauche le bâtiment de la Monnaie (Zecca), invisible car situé derrière la Libreria de Sansovino dont se déploie la façade, en arrière-plan les Anciennes Procuraties qui bordent le côté nord de la place Saint Marc et enfin sur la droite l’angle sud-ouest de la Basilique de Saint-Marc.

 

Celle -ci portait le nom d’église palatine (chiesa palatina) du Palais des Doges jusqu’en 1807 avant d’être élevée au rang de basilique cathédrale. Cette dénomination (« Chiesa ») utilisée par Guardi dans la description pourrait suggérer que notre vue a été réalisée au tout début du XIXème siècle, un élément que semble corroborer l’absence d’uniformes autrichiens, pourtant fréquents dans les vues de Giacomo Guardi datant d’après 1815 (date du rattachement de Venise à l’Empire d’Autriche).

 

4. Encadrement

 

Nous avons choisi pour encadrer cette vedutina un cadre vénitien de type Canaletto en bois doré et sculpté.

 

Principales références bibliographiques :

Antonio Morassi L’opera completa di Antonio et Francesco Guardi – Alfieri Venezia 1973

Dario Succi – Guardi Itinerario artistico – Editoriale Giorgio Mondatori 2021



[1] Dario Succi – Guardi Itinerario artistico page 436