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Ce somptueux portrait d’apparat représente Monsieur Aubert, Contrôleur Général des Ponts et Chaussées de France comme nous l’apprend une lettre posée dans la subtile nature morte qui figure sur le bureau plat à côté duquel se tient notre modèle. La virtuosité du traitement des étoffes, la pose à la fois pleine d’autorité et d’assurance, le traitement vigoureux des deux mains, l’une découverte et l’autre gantée, sont représentatifs de l’oeuvre de Largillière arrivé ici au sommet de son art de portraitiste.

 

Ce portrait a par ailleurs une provenance assez extraordinaire : donné par Arnold S. Kirkeby, magnat américain de l’hôtellerie, il a fait partie pendant presque quarante ans des collections du Los Angeles County Museum avant d’être acquis en 2010 par les exécuteurs testamentaires d’Edmund de Rothschild pour orner sa demeure d’Exbury House (Hampshire), dans laquelle il est demeuré jusqu’en 2022.

 

  1. Nicolas de Largillière, un grand portraitiste européen

 

Nicolas de Largillière (également appelé Largillierre en particulier chez les anglo-saxons), est l'un des principaux peintres européens de portraits, de peintures d'histoire et de natures mortes de la fin du XVIIe siècle et des quatre premières décennies du XVIIIe siècle.

 

Né à Paris en 1656, il est le fils d'un marchand-chapelier. Installé avec sa famille à Anvers en 1659, il se rend pour la première fois à Londres à l'âge de neuf ans en compagnie d'un associé de son père. De retour à Anvers plus d'un an plus tard, ses dons artistiques sont reconnus et son père le met en apprentissage auprès d'Antoni Goubau (1616-1698), peintre de scènes de genre et de paysages. Elève prodige, Largillière est admis à la guilde des peintres de Saint-Luc alors qu'il n'a que dix-sept ans. En 1675, il fait un second voyage à Londres, où il est employé au château de Windsor et travaille comme restaurateur sous la direction du peintre et décorateur italien Antonio Verrio (c. 1639-1707), qui le signale à l'attention du roi Charles II (r. 1660-1685).

 

À cette époque, Largillière peint un certain nombre de natures mortes à la manière des maîtres hollandais et flamands. Par la suite, il a toujours pratiqué ce type de peinture avec une habileté consommée. Ce talent lui a permis de représenter brillamment les fleurs, les fruits et les animaux dans certains de ses portraits les plus ambitieux et dans ses tableaux d'histoire.

 

En 1679, Largillière s'installe à Paris, où il se spécialise dans le portrait baroque à la manière de Pierre Paul Rubens (1577-1640), d’Antoine van Dyck (1599-1641) ou de Pierre Lely (1618-1680). Le peintre de batailles flamand Adam Frans van der Meulen (1631 ou 1632-1690) le présente à Charles Le Brun (1619-1690) qui, en tant que premier peintre du roi Louis XIV (r. 1643-1715) et directeur de l'Académie royale de peinture et de sculpture, est la figure prédominante de l'establishment artistique officiel français.

 

Accepté comme candidat à l'Académie, il exécute comme tableau de réception un grand portrait de Le Brun (achevé en 1686, Paris, musée du Louvre – reproduit ci-dessus), représenté assis dans son atelier entouré des accessoires de son art, devant une étude à l'huile pour le plafond de la galerie des Glaces à Versailles.

 

En 1686, Largillière effectue un dernier et bref voyage en Angleterre, où il peint les portraits du nouveau roi couronné, Jacques II (r. 1685-1688) (Greenwich, National Maritime Museum) et de son épouse. Après la Glorieuse Révolution, Jacques II est destitué, s'enfuit en France et s'installe près de Paris dans l'ancien château de Saint-Germain-en-Laye. Pendant de nombreuses années, Largillière sera employé comme l'un des principaux portraitistes de la cour jacobite.

 

En 1699, Largillière épouse Marguerite Élisabeth Forest et le couple a trois enfants. Il continue à produire des tableaux religieux émouvants et des natures mortes, mais c'est surtout en tant que portraitiste qu'il acquiert une immense réputation. Contrairement à son contemporain Hyacinthe Rigaud (1659-1743), il n'a que rarement bénéficié du patronage de la cour de Versailles, et sa clientèle se compose principalement de hauts fonctionnaires, d’ecclésiastiques, de membres de l'aristocratie ou des échelons les plus riches de la bourgeoisie, d'artistes et de dignitaires étrangers.

 

Dans les portraits de Largillière, les sujets sont élégamment intégrés dans des décors intérieurs ou extérieurs, et l'artiste a souvent recours à des déguisements mythologiques, à des draperies et à des poses flamboyantes pour dramatiser les personnages qu'il représente. Une grande partie de la beauté de sa peinture réside dans l'exploitation audacieuse des couleurs résonnantes de sa palette, car Largillière appartenait à ce groupe de peintres et de théoriciens dirigé par Roger de Piles (1635-1709) qui défendait la notion selon laquelle l'attrait sensuel de la couleur était d'une importance égale à l'accent plus intellectuel mis sur la ligne et le dessin dans la peinture.

 

Bien que Largillière soit connu pour avoir réalisé des esquisses à l'huile des visages et des mains des modèles et des études pour ses tableaux d'histoire, il peignait ses portraits rapidement et directement sur la toile, avec peu ou pas de préparation, en utilisant des glacis transparents pour obtenir les effets riches et sonores qu'il recherchait. Son énorme production - quelque 1 500 portraits actuellement catalogués par Dominique Brême - l'obligeait à entretenir un atelier composé d'assistants à qui il déléguait la peinture des costumes et des petits accessoires. Au cours de sa longue carrière, il amasse une grande fortune et vit en grand. Ce vénérable artiste, qui avait formé Jean Baptiste Oudry (1686-1755) et avait su apprécier le génie de Jean Siméon Chardin (1699-1779), meurt en 1746 à l'âge de quatre-vingt-dix ans, après avoir été professeur, recteur, chancelier et directeur de l'Académie royale.

 

Il faut souligner que Largillière a dominé l’art français du portrait jusqu’à un âge avancé : né en 1656, il exécutera son dernier portrait en 1741 (à 85 ans). Autour de 1730, alors qu’il est déjà âgé de plus de 70 ans, il se révèle encore capable d’une verve et d’une fraîcheur tout à fait singulière : la charpente très solide de ses compositions, le dessin très assuré des mains, le modelé raffiné des carnations et le rendu admirable des étoffes que l’on retrouve dans les portraits d’apparat de cette époque sont la preuve d’un esprit ferme, d’un œil exceptionnellement vif et d’un génie demeuré intact.

 

2. Quelques éléments bibliographiques sur le modèle

 

Nous avons pu retrouver quelques éléments sur la vie de Jean Aubert, qui vivait à Paris, dans l’hôtel de Beringhen situé rue Saint-Nicaise, une rue aujourd’hui disparue qui se trouvait proche du Palais des Tuileries, sur la paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

Il possédait également une maison 18 rue Grande à La Chapelle, une commune limitrophe au nord de Paris, sur la route de Saint-Denis (cette commune fut incorporée à Paris en 1860) [1].

Né vraisemblablement à la fin du XVIIème siècle, Jean Aubert avait épousé vers 1725 Marie Catherine Marchand (qui mourut en 1745). Originaire de Fontainebleau, elle était la fille d’un paveur du Roi et la sœur d’un entrepreneur des Ponts et Chaussées du Roi.

 

Ils eurent plusieurs enfants :

  • Adrien Aubert
  • Henry Camille Aubert (de la Tombelle)
  • Nicolas Jean Claude Aubert (de Blaumont)
  • Marie Rosalie Aubert
  • Jean Jacques Aubert (de la Pernelière)
  • Jean Etienne Aubert mort âgé de 3 ans en 1728 dans la paroisse Saint-Louis de Versailles. 

 

Ses enfants furent par la suite pensionnaires du roi, en considération des services rendus par feu leur père.

 

Bien que nous n’ayons pas retrouvé d’élément sur ses origines familiales, Jean Aubert semble appartenir à une famille de la bourgeoisie parisienne et disposer d’un peu de fortune qui lui permet successivement d’acquérir la charge de trésorier des Menus-Plaisirs de la Petite Écurie du Roi, puis vers 1728-1730 celle de conseiller du roi et de contrôleur général des Ponts et Chaussées de France. Il nous semble vraisemblable que la commande de ce portrait d’apparat ait été faite peu de temps après pour célébrer l’acquisition de cette charge.

 

3. Description de l’œuvre

 

Drapé dans un manteau écarlate qui évoquerait presque quelque pourpre impériale, Jean Aubert est représenté dans un costume de drap vert [2], coiffé d’une perruque poudrée (on peut d’ailleurs voir quelques traces de poudre sur le rebord de sa veste, au niveau des épaules), l’épée au côté. Dans un décor d’une austère grandeur, scandé de colonnes, attributs traditionnels de la force, il nous apparaît debout, face à nous.

 

La force de Largillière est d’avoir osé nous présenter une véritable explosion chromatique dans le traitement illusionniste du chatoiement des étoffes (rouge éclatant du manteau, relevé par des reflets eau-du-Nil au revers, jaune safran du gilet et des manches de sa veste). Ces couleurs vibrantes sont mises en valeur par des couleurs plus sourdes avec lesquelles elles contrastent : gris du fond, vert foncé de la veste, noir du bureau et du portefeuille posé dessus.

 

Une des parties la plus attachante du tableau est à notre avis la nature morte placée sur le bureau plat dans le coin inférieur gauche du tableau. Dans un savant désordre, Largillière rassemble différents attributs de la vie intellectuelle : quelques livres, un encrier et une cloche d’argent, en partie cachée par une lettre, une plume et un bâton de cire, un portefeuille ouvert. La gamme chromatique se déploie exclusivement dans les bancs et les noirs, réhaussés de quelques touches de rouge (bâton de cire, rubans des documents, intérieur du portefeuille). Le traitement des objets (livres, pièce d’orfèvrerie [3] dans laquelle se reflète le bâton de cire) rappelle certaines compositions du jeune Chardin.

 

La main droite dégantée de Monsieur Aubert semble désigner, au milieu de cette nature morte, la lettre qui lui est adressée et qui nous révèle sa charge. Il nous semble que la plume appuyée sur l’encrier pourrait suggérer que l’encre en est à peine sèche, comme pour confirmer que ce tableau a bien été commandé pour célébrer son accession à cette charge prestigieuse.

 

Autant sa main droite nous semblait souple et abandonnée, autant la main gauche, toujours gantée, serre avec énergie le deuxième gant, comme pour nous indiquer sous son aspect débonnaire l’énergie farouche du modèle et sa détermination à laquelle rien ne résiste.

En conclusion, le traitement psychologique de notre « bourgeois gentilhomme » dans ce portrait nous semble être une grande réussite : la corpulence du modèle (visible par exemple dans la chemise qui dépasse du gilet entrouvert) devient un attribut de sa réussite sociale, et Largillière parvient à conférer à ce visage sans grâce particulière une grande humanité qui rend ce personnage au manteau ostentatoire presque sympathique.

 

4. Quelques portraits d’apparat de Largillière des années 1725-1730

 

Trois portraits d’apparat de Largillière exécutés entre 1724 et 1730 présentent des similitudes intéressantes avec celui de Monsieur Aubert, en particulier si l’on s’attarde à regarder les mains des modèles.

 

Alors que la main droite de Monsieur Aubert est très proche de celle de Konrad Detlef (présenté ci-dessus), sa main gauche gantée rappelle celle de Barthélemy Jean-Claude Pupil (reproduit ci-dessous).

 

Nous retrouvons également dans ce portrait de 1729 une grande similitude dans l’attitude générale du modèle, présenté légèrement de trois-quarts, mais également dans la représentation d’un grand livre sur la droite du modèle.

 

Cette opposition entre la main droite ouverte et la main gauche gantée constitue un véritable topos récurrent dans les portraits d’homme peints par Largillière à cette époque, comme l’illustre enfin le portrait de Sir Robert Throckmorton reproduit ci-dessous.

 

4. Encadrement

 

Notre tableau est encadré dans un somptueux cadre d’époque Louis XV de style rocaille. En bois sculpté et doré, il est orné de cartouches percés ornées de coquilles et de cabochons en forme de poire, et de branchages fleuris.

 

Quelques éléments bibliographiques :

Catalogue de l’Exposition Largillière – Palais des Beaux-Arts de la Ville de Paris (Petit Palais) 1928

Catalogue de l’exposition Nicolas de Largillière (1656-1746) – Musée Jacquemart-André Paris

Largillière portraitiste du dix-huitième siècle – Musée des Beaux-Arts de Montréal 1981



[1] Les Archives de Paris conservent l’élévation de cette maison (AD75 – Cote D48Z/14).

[2] Ce costume évoque les costumes de chasse de l’évoque, le vert étant traditionnellement la couleur de ceux utilisés pour la chasse au daim.

[3] Nous pensons en particulier au fameux gobelet d’argent, que l’on retrouve dans le tableau du même nom (peint par Chardin vers 1726 – 1728) et dans de nombreuses compositions de cette même période.