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Ces deux portraits royaux sont un témoignage historique majeur du séjour du comte d'Artois (le futur Charles X) et de sa famille à Edimbourg en 1796. Donnés par les modèles à Lord Adam Gordon, le Gouverneur d'Edimbourg, et conservés dans sa descendance jusqu'à ce jour, ils nous donnent une image vivante et spontanée des ducs d'Angoulême et de Berry et démontrent la pleine assimilation de l'art des portraitistes britanniques par Danloux, alors émigré à Londres.

 

  1. Henri-Pierre Danloux, un portraitiste dans la tourmente révolutionnaire

 

Né à Paris en 1753, Henri-Pierre Danloux est d'abord l'élève du peintre Nicolas-Bernard Lépicié (1735 - 1784) puis en 1773 de Joseph-Marie Vien (1716 - 1809) qu'il suit à Rome quand celui-ci devient Directeur de l'Académie de France à la fin de l'année 1775. C'est à Rome qu'il se lie avec le peintre Jacques-Louis David (1748 - 1825).

 

Rentré en France vers 1782, il s'installe pendant quelques années à Lyon avant de revenir à Paris en 1785. Un de ses premiers portraits est celui de la baronne d'Etigny, la veuve de l'Intendant de la Généralité de Gascogne, Béarn et Navarre Antoine Mégret d'Etigny (1719 - 1767), qu'il peint au château de Passy-sur-Yonne. Il se lie ensuite avec ses deux fils Mégret de Sérilly et Mégret d'Etigny qui deviennent à leur tour des commanditaires. Cette proximité avec la famille d'Etigny est encore renforcée par son mariage en 1787 avec Antoinette de Saint-Redan, une parente de Madame d'Etigny. Il part après son mariage pour Rome et ne rentre en France qu'en 1789. C'est au cours de l'hiver 1790- 1791 qu'il réalise un de ses chef-d'œuvre, le portrait du Baron de Besenval. Ce portrait crépusculaire d'un aristocrate qui sait que sa mort est proche symbolise également la disparition d'une société érudite et raffinée qui sera balayée par la Révolution.

 

Les débordements jacobins amènent Danloux à choisir l'émigration en Angleterre en 1792 ; une grande partie de sa belle-famille restée en France sera guillotinée le 10 mai 1794. Danloux connait un grand succès en Angleterre en tant que portraitiste avant de revenir en France en 1801.

 

Sa peinture évolue au contact des portraitistes anglais : ses coloris se réchauffent (comme en témoigne le portrait du duc d'Angoulême que nous présentons), son exécution s'élargit. « Je suis devenu très anglais » reconnait-il lui-même.

 

2. Description des deux portraits et éléments biographiques sur les modèles

 

Le duc d'Angoulême (1775-1844) était le fils aîné du comte d'Artois, le frère cadet du roi Louis XVI (le futur roi Charles X), et de son épouse Marie-Thérèse de Savoie. Il est ici représenté, dans la fraîcheur de sa jeunesse, en uniforme de colonel-général du régiment « Angoulême-Dragons ».

Il porte le cordon bleu de l'ordre du Saint-Esprit, qui lui avait été remis en 1787 et deux décorations : la croix de Saint-Louis et la croix de Malte, puisqu'il était également Grand Prieur de l'ordre de Malte.

 

Né le 16 août 1775 à Versailles, Louis-Antoine d'Artois suit ses parents en émigration dès le 16 juillet 1789 et s'engage en 1792 dans l'armée des émigrés du prince de Condé. Après son séjour à Edimbourg (sur lequel nous reviendrons) il rejoint la cour du futur roi Louis XVIII alors en exil et épouse en 1799 sa cousine germaine Marie-Thérèse Charlotte de France, la fille de Louis XVI et l'unique survivante de la famille royale. Le couple n'aura pas de descendance. Devenu Dauphin de France lors de l'accession au trône de son père Charles X en 1824, il joue un rôle politique mineur, privilégiant son rôle militaire grâce à sa charge de grand-amiral. Engagé en Espagne aux côtés de Ferdinand VII, il rentre auréolé de gloire après sa victoire de Trocadéro en 1823.

 

Il règnera l'espace d'un instant lors de l'abdication de Charles X en 1830 avant de renoncer à ses droits en faveur de son neveu Henri d'Artois, le duc de Bordeaux. Il suit son père en exil et meurt le 3 juin 1844 à Gorizia (aujourd'hui en Italie).

 

Son jeune frère le duc de Berry est représenté en uniforme de la cavalerie noble de l'Armée de Condé. Il porte le cordon bleu de l'ordre du Saint-Esprit, qui lui avait été remis en mai 1789 et la croix de Saint-Louis (en partie cachée par le cordon bleu).

 

Né le 24 janvier 1778 à Versailles, Charles-Ferdinand d'Artois suit également ses parents en émigration et rejoint en 1792 l'armée des émigrés du prince de Condé. Après son séjour à Edimbourg, il reste en Grande-Bretagne où il a une liaison avec Amy Brown qui lui donne deux filles qu'il confie au duc de Coigny à son retour en France lors de la première Restauration. Il épouse en 1816 Marie-Caroline de Bourbon, princesse des Deux-Siciles (une petite-fille du roi Ferdinand 1er des Deux-Siciles et de la reine Marie-Caroline, elle-même sœur de la reine Marie-Antoinette), née en 1798.

 

Le duc de Berry connait une fin tragique puisqu'il est poignardé le 13 février 1820 à sa sortie de l'opéra de la rue Richelieu par Louis Pierre Louvel, un ouvrier bonapartiste. Ce bâtiment sera rasé par ordre de Louis XVIII et le lieu, resté vierge de construction, constitue aujourd'hui le square Louvois. Son épouse, enceinte de quelques semaines à sa mort, met au monde sept mois plus tard Henri d'Artois, le duc de Bordeaux, qui sera appelé « l'enfant du miracle » par Lamartine, mais qui n'aura pas de descendance, mettant fin à la branche Artois des Bourbons.

 

 3. Le séjour de Danloux à Edimbourg

 

Le livre du Baron Portalis publié en 1910[1] nous donne des détails sur le séjour britannique de Danloux grâce aux nombreux extraits de son journal qui y sont publiés.

 

Le 13 juin 1796 Danloux reçoit dans son atelier à Londres la visite du comte de Damas venu lui remettre une lettre de Madame de Polastron le priant de venir peindre le comte d'Artois à Edimbourg mais ce n'est que le 13 septembre qu'il part pour l'Ecosse. Arrivé à Edimbourg, le peintre commence par réaliser le portait du comte d'Artois. Celui-ci s'était installé au palais d'Holyrood sur proposition du gouvernement britannique pour bénéficier d'un lieu d'asile lui permettant d'échapper à ses créanciers, alors qu'il n'était pas en mesure de payer les dettes contractées pour le soutien de la cause monarchique et en particulier de l'armée de Condé.

 

Le comte d'Artois avait rapidement été rejoint par une petite cour de fidèles animée par Louise de Polastron, sa maîtresse en titre. Après le portrait du comte d'Artois - qui en est très satisfait - Danloux s'attaque à celui de son fils aîné le duc d'Angoulême (dont nous savons par son Journal qu'il était achevé le 27 septembre). Ces deux toiles sont dans un petit format qu'affectionnait particulièrement l'artiste. Celui-ci réalise ensuite deux répliques de ces deux portraits, destinées à être offertes à des amis du prince.

 

Les lettres de sa femme témoignent d'une véritable satisfaction de l'artiste après la réalisation de ces deux portraits : « il me mande qu'il a fini le portrait de M. le Duc d'Angoulême qui est aussi bien que celui de son père. Il avait eu une espèce de petit triomphe : Monsieur, dînant un jour chez Lord Adam Gordon, gouverneur d'Edimbourg, envoya chercher après le dîner son portrait, puis mon mari. A son arrivée, Lord Adam alla au-devant de lui, lui fit mille excuses de ne pas l'avoir invité et le força de boire avec lui pendant deux heures ».

 

Chacun des courtisans souhaite avoir à son tour son portrait par Danloux. Mais ces succès ne convainquent cependant pas Danloux de la qualité de cette petite cour puisqu'il écrit dans une lettre « le prince est bon mais faible et très mal entouré. Son fils est un imbécile, sot et entêté, et tous ceux qui sont là de bas courtisans… ».

 

Danloux rentre également en contact lors de son séjour à Edimbourg avec le troisième duc de Buccleugh qui résidait à quelques lieues de là au château de Dalkeith, où il se rend le 10 novembre 1796. De ce séjour date la commande d'un des chefs-d'œuvre de l'artiste, qui l'amène à passer à Dalkeith une grande partie de l'hiver : un grand portrait représentant toute la famille dans le parc, à la manière des conversation pieces anglaises.

 

4. Lord Adam Gordon (circa 1726 - 1801)

 

Lord Adam Gordon, nommé Gouverneur (militaire) d'Edimbourg en 1796, résidait avec quelques familles écossaises au palais d'Holyrood et avait eu la charge d'accueillir le comte d'Artois et ses fils à leur arrivée à Edimbourg. Quatrième fils du deuxième duc de Gordon, c'était d'après Portalis un bon vivant grand amateur de chasse. Il commanda à Danloux pendant le séjour de ce dernier à Edimbourg son propre portrait, aujourd'hui conservé dans les Galeries Nationales d'Ecosse.

 

5. Œuvres en rapport

 

Le comte d'Artois quitte Edimbourg pour s'établir à Londres en 1799. Il n'est possible de savoir avec certitude si Danloux est repassé par Edimbourg après son séjour à Dalkeith, et si les répliques des portraits ont toutes été réalisées à Edimbourg ou pour certaines après son retour à Londres. Enfin nulle mention n'est faite dans ses carnets du portrait du duc de Berry.

 

Il nous semble certain en revanche que, comme indiqué dans les deux cartouches, nos deux tableaux ont été donnés à Lord Adam Gordon par les deux jeunes princes à Edimbourg, peut-être à l'occasion du départ du duc d'Angoulême pour rejoindre le futur Louis XVIII ?

 

Ces deux portraits sont de taille légèrement différente, l'un ovale (le duc d'Angoulême) et l'autre rectangulaire (le duc de Berry). Nous ne savons pas si l'ovale correspond au format d'origine du portrait du duc d'Angoulême, ou si la toile avait été coupée pour être présentée en médaillon. Les cadres ont vraisemblablement été commandés par Lord Adam Gordon afin de former une paire mais le choix d'un même médaillon ovale occulte le brassard du duc de Berry.

 

Nous savons qu'il existait au moins trois versions du portrait du duc d'Angoulême mais nous n'en avons retrouvé qu'une autre, conservée (ainsi que le portrait du duc de Berry) au château de Versailles. Ces deux portraits ont une taille identique (27.2 x 21.9 cm), légèrement supérieure à celle de notre portrait du duc de Berry (26.5 x 21 cm).

 

Alors que le portrait du duc de Berry est assez proche de celui que nous présentons, celui de son frère nous paraît moins spontané, moins enlevé, car il ne bénéficie pas comme celui que nous présentons d'un arrière fond nuageux.

 

Principales références bibliographiques :

Baron Roger Portalis - Henry-Pierre Danloux peintre de portraits Son journal durant l'Emigration - Paris Edouard Rahir 1910

Catalogue de l'exposition « la duchesse d'Angoulême et le duc d'Angoulême » tenue à la chapelle expiatoire du 22 avril au 17 septembre 2023

Patrick Spilliaert - Les insignes de l'ordre du Saint-Esprit - Editions du Léopard d'or



[1] Baron Roger Portalis - Henry-Pierre Danloux peintre de portraits Son journal durant l'Emigration - Paris Edouard Rahir 1910