Cette magnifique feuille d’étude double-face, à la provenance solidement documentée, se rattache à l’une des premières compositions d’envergure envisagée par le jeune Alma-Tadema alors qu’il travaillait dans l’atelier anversois du peintre Louis de Taeye : L’oracle défavorable (The Contrary Oracle), une toile dont seuls quelques fragments subsistent. Elle démontre chez ce jeune artiste, alors âgé d’une vingtaine d’années, une grande maîtrise académique mais également le goût pour les scènes tirées de l’Antiquité, qui inspireront la plus grande partie de son œuvre.
- Sir Lawrence Alma-Tadema, le peintre des « Victoriens en toge[1] », qui inspira Ridley Scott pour son film « Gladiator »
« Si vous voulez savoir à quoi ressemblaient les Grecs et les Romains... venez me voir », déclarait l'artiste. Le prince de Galles devint son ami, William Henry Vanderbilt et Henry Clay Frick étaient ses admirateurs — et Gladiator n'aurait pas été le même sans lui. Alma-Tadema reçut d'innombrables honneurs et récompenses. Il fut notamment fait chevalier par trois maisons royales différentes : les Pays-Bas, la Belgique et le Royaume-Uni.
Lourens Alma Tadema est né en 1836 dans le petit village de Dronrijp, dans le nord des Pays-Bas. Il anglicisera son prénom (en Lawrence) lorsqu'il s'installera définitivement à Londres à l'âge de trente-cinq ans. Il ajoutera également un trait d'union entre son deuxième prénom et son nom de famille, certains pensant que c'était pour apparaître en tête des index des catalogues d'art.
Orphelin de père à l’âge de quatre ans, le jeune Tadema est, dès son plus jeune âge, déterminé à faire carrière dans l'art. Ses études à l'Académie royale des beaux-arts d'Anvers lui permettent d'acquérir une solide formation académique. Il rejoint ensuite l'atelier de Louis De Taeye, un peintre d'histoire qui était également professeur d'archéologie, avant de poursuivre sa formation dans l'atelier d'un autre peintre anversois, Henri Leys.
Son tableau Loisirs dans l'Égypte antique il y a trois mille ans lui vaut une médaille au Salon de Paris de 1864. Il entame une collaboration fructueuse avec le marchand londonien Ernest Gambart, qui, en 1870, incite Alma-Tadema à s'installer dans la capitale britannique.
Fasciné par la découverte de la civilisation antique lors de son voyage de noces à Rome et Pompéi, les scènes se déroulant dans l’antiquité deviennent son thème de prédilection. Au début, celles-ci étaient plutôt domestiques mais à partir du milieu des années 1870, sa peinture s’éclaircit et il produit des scènes plus vastes, se déroulant dans des environnements urbains et peuplées d'un grand nombre de personnages.
Comme son contemporain Frederic, Lord Leighton, Alma-Tadema fait le pont entre les mouvements du néoclassicisme et de l'esthétisme. Cependant, alors que l'approche de Leighton du monde classique reste ancrée dans la mythologie, Alma-Tadema préfére les scènes historiques, dont un de ses tableaux les plus connus Les roses d’Heliogabale est une bonne illustration. Une raison du succès de son art dans la Grande-Bretagne de la fin du XIXe siècle serait d’ailleurs le parallèle que les spectateurs établissaient entre le vaste empire de leur propre pays et la majesté de la Rome impériale.
Alma-Tadema devient une figure éminente du Londres victorien, réputé pour ses réceptions musicales, où se produisaient des artistes tels qu'Anton Rubinstein ou Camille Saint-Saëns. Il est l’ami du prince et de la princesse de Galles (le futur roi Édouard VII et la reine Alexandra). Avec l'aide de Gambart, il se fait un nom aux États-Unis, où son art était convoité par des collectionneurs de l'envergure de William Henry Vanderbilt, Henry Clay Frick et Henry Gurdon Marquand.
Alma-Tadema meurt en 1912, à l'âge de 76 ans, et reçoit l'honneur d'être inhumé dans la crypte de la cathédrale Saint-Paul. Après sa mort, le président de la Royal Academy of Arts de Londres, Sir Edward Poynter, rendit hommage à l'artiste pour avoir « recréé la beauté d'une époque révolue... comme s'il y avait vécu ». Poynter ajouta que l'œuvre d'Alma-Tadema, « alliant une perfection technique absolue à des qualités imaginatives qui lui étaient propres, n'avait peut-être jamais été surpassée ».
Avec l'avènement du modernisme au début du XXe siècle, ses scènes luxuriantes de la vie romaine commencèrent à être considérées comme démodées par une grande partie du monde artistique. Mais il redevient populaire … grâce au cinéma qui s’inspire de son œuvre dans des films tels que Quo Vadis (1913), Ben-Hur (1959) et Gladiator (2000). Arthur Max, le chef décorateur de Gladiator confiait ainsi : « Nous voulions rendre notre sujet aussi passionnant que possible. Ridley Scott [le réalisateur] et moi avons décidé de ne pas représenter la Rome classique telle qu'on l'enseigne... Nous étions plus impressionnés par la vision romantique de Rome des peintres tels qu'Alma-Tadema... Nous avons essayé d'imiter les accessoires, le faste, l'opulence et l'ampleur de ses peintures. »
2. L’oracle défavorable, une œuvre de jeunesse aujourd’hui mutilée mais largement documentée
Contrairement à la plupart des artistes victoriens, Alma-Tadema utilisait rarement des dessins de figures pour préparer ses peintures, préférant peindre directement d'après modèle vivant. Comme l'artiste l'a écrit lui-même en 1883, dans une lettre à son ami et biographe Georg Ebers, « pour maîtriser la peinture à l'huile, j'ai abandonné tout le reste en 1859 et je n'ai depuis presque plus jamais touché à une plume, à un crayon, ou à l’aquarelle ». De ce fait, les dessins de l'artiste sont assez rares aujourd'hui, surtout comparés à ce que beaucoup de ses contemporains nous ont laissé.
La série de sept études (dont trois recto/verso) sur les drapés, les nus masculins et les costumes égyptiens à laquelle appartient notre dessin provient d'un ancien carnet de croquis démembré. Vendues chez Christie’s en 2015, elles ont été datées autour de 1857-1858, époque pendant laquelle Alma-Tadema, travaillant à Anvers dans l’atelier du Professeur Louis de Taeye (1822-1890), se lie d'amitié avec l'écrivain et égyptologue allemand Georg Moritz Ebers. Celui-ci avait publié plusieurs ouvrages sur l'Égypte antique ; il aura une influence particulière sur le jeune artiste, devenant finalement l'un de ses premiers biographes.
Plusieurs inscriptions écrites par sa fille nous indiquent qu’ils seraient en rapport avec L'Oracle défavorable, un tableau inspiré par l’antiquité égyptienne peint en 1859. C'était un grand tableau décrivant une procession dans un décor architectural, dont un dessin préparatoire au verso de l’une des études vendues chez Christie’s nous donne une idée de la composition générale.
Le peintre n’a peut-être pas été satisfait de son résultat puisqu’il a découpé le tableau en plusieurs fragments dont deux seulement ont subsisté. L’un ne présente aujourd’hui que trois personnages ; ce tableau fragmentaire se trouve aujourd'hui à la Johannesburg Art Gallery en Afrique du Sud. Le pagne du jeune homme allongé n’est pas sans rappeler celui représenté au verso de notre étude, même s’il était sans doute plutôt en lien avec à un autre personnage de la composition perdue.
Un autre fragment de l’Oracle défavorable a été retravaillé par l'artiste douze ans plus tard et exposé à la Royal Academy en 1871 sous le titre du Grand Chambellan de Sésostris III. Ce tableau, longtemps considéré comme perdu, pourrait être celui acquis dans les années 1920 par le fabricant de cosmétiques et collectionneur d'art américain Carl Weeks (1876-1962). Il se trouve encore aujourd'hui dans la collection de Salisbury House and Gardens à Des Moines, dans l'Iowa. Il correspond en effet à la description qui en avait été faite lors de son exposition à la Royal Academy en 1871.
Il nous semble que l’étude de nu masculin située au verso de notre feuille, qui représente le torse d’un homme appuyé sur un bâton, est vraisemblablement une étude préparatoire pour ce personnage.
3. Encadrement
Nous avons trouvé que ce dessin très raffiné se mariait particulièrement bien avec un cadre du début du XVIIIème français en cerisier (bois de sainte Lucie), finement sculpté à motifs de feuillages et de coquilles. La présentation permet de voir également le dessin au verso de la feuille.
Principale référence bibliographique :
Swanson, Vern G. The Biography and Catalogue Raisonné of Sir Lawrence Alma-Tadema. London, 1990.
[1] « Victorian in Togas » était le titre de l’exposition monographique que lui a consacré le Metropolitan Museum of Art de New York en 1973.
