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Ce tableau représentant le suicide de Lucrèce nous intrigue par son étrangeté. Bien qu’inspiré par les œuvres du Maître des demi-figures, il s’en distingue par une grande sensualité et par la violence de son éclairage. Il est certainement l’œuvre d’un peintre différent, également flamand mais vraisemblablement plus tardif. La qualité du dessin sous-jacent et les nombreux repentirs visibles dans la réflectographie infrarouge indiquent en effet qu’il s’agit bien d’une œuvre originale d’un peintre resté anonyme, que nous proposons de désigner sous le nom de Suiveur du Maître des demi-figures.

 

  1. Description du tableau

 

Ce tableau nous présente le moment tragique pendant lequel Lucrèce, l’épouse de Lucius Tarquinius Collatinus (Tarquin Collatin), se suicide devant son père et son mari, pour laver son honneur après avoir été violée par un cousin de ce dernier (Sextus Tarquin, le plus jeune fils du roi de Rome Tarquin le Superbe).

 

Le regard fixe de la jeune femme et les yeux déjà mi-clos évoquent à la fois sa détermination et l’engourdissement qui commence à l’envahir alors que le fer, déjà largement enfoncé dans son plexus solaire poursuit son chemin mortifère. Les quelques gouttes de sang visibles sous son bras annoncent l’hémorragie qui s’apprête à l’emporter. Cette hémorragie est peut-être également annoncée de manière métaphorique par les méandres de la cape écarlate doublée de fourrure dont elle vient de se dévêtir.

 

Les détails de sa parure sont finement représentés : un voile de gaze enserre ses cheveux, une chaine en or d’une grande souplesse orne son torse et épouse – en les soulignant - les contours de sa poitrine ; une deuxième chaîne située plus près du cou retient un pendentif ovale orné de perles.

La réflectographie infrarouge que nous avons fait réaliser (reproduite ci-dessus) révèle un dessin sous-jacent d’une grande fermeté, qui met en place avec une grande précision la plupart des éléments anatomiques (le dessin des phalanges en est un bon exemple) mais présente également de nombreux repentirs, principalement dans le positionnement de la poitrine et des deux chaînes d’or.

 

2. Un artiste original : le Suiveur du Maître des demi-figures

 

Le thème de Lucrèce est un thème qui a été abondamment traité par le Maître des demi-figures comme en témoignent les deux tableaux reproduits ci-dessous. L’un est passé chez Christie’s le 15 septembre 2020 (lot 14) quand l’autre était apparu chez Duran le 25 juin 2020 avant d’être acquis par la galerie De Jonckheere.

 

Le Maître des demi-figures est un artiste resté anonyme qui a été ainsi nommé par l’historien d’art Friedländer d'après un tableau de la collection Harrach au château de Rohrau, en Autriche, qui représente trois jeunes femmes, chantant et jouant des instruments de musique dans un intérieur[1]. Constituant l'œuvre de l'un des artistes les plus prospères et les plus populaires du deuxième quart du XVIe siècle, travaillant à Anvers (ou à Malines), les tableaux traditionnellement attribués à ce maître sont aujourd'hui considérés comme le produit d'un atelier spécialisé dans les représentations à mi-corps de de jeunes femmes élégamment vêtues, lisant, écrivant ou jouant de la musique, dans des décors domestiques intimes. Ces tableaux, généralement de petit format, ont été peints dans un style courtois proche de celui des peintres de Bruges tels qu'Adriaen Isenbrandt (c. 1485-1551) et Ambrosius Benson (fin du XVe siècle-avant 1550).

 

Alors que l’influence du Maître des demi-figures est notable, notre tableau se caractérise par une érotisation agressive du corps de Lucrèce et une dramatisation de la lumière. Il s’agit comme le démontre la réflectographie infrarouge de l’oeuvre d’un artiste original d’une grande sûreté dans son dessin, et vraisemblablement légèrement plus tardif, que nous proposons de désigner sous le nom de Suiveur du Maître des demi-figures.

Nettement plus grand que les deux Lucrèce reproduites ci-dessus, notre tableau s’en singularise par la poitrine beaucoup plus ronde de Lucrèce et par le côté très géométrique donné à l’ensemble de la composition, qui est traité tout en ovale et en rondeur (il faut à cet égard remarquer la chaîne retenant le pendentif qui se trouve placée dans la continuation de la ligne délimitant sous la gaze la masse capillaire).

 

Nous sommes également frappés en regardant notre tableau par la présence de l'ombre portée sur la gauche de notre personnage (à sénestre) et par l’encadrement d’ombre présent sur la gauche du tableau (à dextre) et en haut. Ces ombres évoquent un éclairage violent, presque cinématographique, tout en créant un effet de profondeur. Bien que l’on retrouve ce même procédé dans plusieurs tableaux du Maître des demi-figures ou de son entourage, l’éclairage est ici beaucoup plus cru et la délimitation de l’ombre portée brutale. Nous illustrons cette différence par deux œuvres figurant dans la base de données RKD : une Vierge à l’Enfant donnée au Maître et une Sainte-Marie Magdeleine écrivant.

 

Il est intéressant de constater à cet égard de noter que le pompon du coussin sur lequel est assise Sainte Marie-Magdeleine est très proche dans sa facture de celui qui apparait dans le coin inférieur droit de notre Lucrèce.

 

3. Encadrement

 

Notre tableau avait été aminci (avant l’apposition du cachet et donc vraisemblablement dans le premier tiers du XIXème siècle) et fixé sur un parquetage qui a été enlevé pour permettre au panneau de retrouver sa courbure naturelle. La jointure entre les différentes planches qui le composent a été renforcée quand nécessaire par de petits taquets de bois, comme nous le voyons sur la photo présentée ci-dessous.

 

Nous avons choisi pour encadrer ce tableau un cadre italien du XVIIème siècle en bois peint et doré qui évoque les cadres flamands de la même époque.



[1] M.J. Friedländer, Early Netherlandish Painting, vol. XII, Leiden 1975, p. 100, no. 106, reproduit pl. 45; https://rkd.nl/images/31629