Télécharger le PDF

 

Ce dessin plein de vie nous plonge dans l’univers artistique parisien de la fin du XIXème siècle. Après avoir rencontré le peintre Helleu en 1881, Rafael de Ochoa y Madrazo, un jeune peintre espagnol, partage avec lui un atelier pendant quelque temps. Helleu y peint, aux côtés de ses premiers portraits, de nombreux plats pour Théodore Deck (comme en témoigne notre dessin) mais c’est surtout dans cet atelier que grâce à Ochoa il fait la connaissance d’Alice Louis-Guérin, celle qui deviendra sa femme en 1886.

 

Rafael de Ochoa sera également un ami très proche du peintres Jacque Emile Blanche, qui le représentera à ses côtés dans son énigmatique Autoportrait de 1890…

 

  1. Rafael de Ochoa y Madrazo ou les amitiés d’un jeune peintre espagnol à Paris

 

Rafael de Ochoa est le fils de l'écrivain et critique d'art Eugenio de Ochoa (auteur de nombreux articles publiés dans El Artista), qui avait épousé une sœur du portraitiste Federico de Madrazo, un artiste dont la famille a dominé la scène artistique espagnole au XIXème siècle[1].  Le fait d'être né dans une telle famille lui a permis dès son enfance de bénéficier d'une formation littéraire remarquable, d'une éducation soignée et de la possibilité d'apprendre la peinture auprès des membres de la famille de sa mère, les Madrazo. Ochoa y Madrazo a ainsi d’abord été l'élève de Raimundo Madrazo. Il entre ensuite à l'École des Beaux-arts de Paris, où il complète sa formation dans l'atelier de Jean-Léon Gérôme (1824-1904).

 

C’est autour de 1881-1882 qu’il se lie avec deux jeunes peintres de sa génération qui seront tous les deux également de grands portraitistes : Jacques-Emile Blanche (1861 – 1942) et Paul Helleu (1859 – 1927)[2]. Son amitié étroite pour Blanche, qui le représenta à de nombreuses reprises, amène ce dernier à visiter Madrid en sa compagnie en 1884 et sera immortalisée par le double portrait de 1890 reproduit ci-dessus, particulièrement ambigu. Blanche et Ochoa effectueront plusieurs autres voyages ensemble. En automne de cette même année 1890, ils visitent la Suisse et l’Italie, accompagnés du peintre Boldini. En juillet 1891, ils séjourneront à Londres, accompagnés cette fois d’Helleu et de Boldini.

 

Paul Helleu a également été formé dans l’atelier du peintre Gérôme dans lequel il rentre en 1876. C’est par Ochoa rencontré en 1881 et avec qui il partage ensuite un atelier qu’il est présenté à la famille Louis-Guérin pour qui il exécute (à sa demande) le portrait de leur fille Alice[3]. Helleu tombe amoureux de la belle Alice, alors âgée de 14 ans et l’épouse en 1886. Il représente Ochoa dans un portrait au crayon daté de 1884 (présenté dans le catalogue raisonné sous la référence DE5-8575) mais surtout dans la superbe gouache (TM4-8557) reproduite ci-dessus qui le représente dans leur atelier. Ces deux œuvres ont également appartenu aux Collin Delavaud, un couple qui sera un des premiers collectionneurs d’Helleu avant de devenir des amis fidèles.

 

Ochoa y Madrazo, fasciné par l'ambiance artistique de Paris, séjourne dans la capitale française pendant de nombreuses années et une grande partie de ses meilleures œuvres sont conservées dans des collections privées et des musées français. Il participe à l'Exposition des Beaux-Arts de Paris en 1879 et aux Expositions universelles de Paris en 1885 et en 1889.

 

À son retour en Espagne, il devient l'élève de son oncle, Federico de Madrazo, avec qui il perfectionne sa technique du portrait, suivant les modèles du réalisme classique, avec une certaine influence du post-romantisme français. Comme la plupart des peintres de son époque, Ochoa y Madrazo se distingue également dans la peinture d'histoire. On ignore le lieu et la date exacte de sa mort, certainement postérieure à 1934 [4].

 

2. Un aspect méconnu de l’œuvre d’Helleu : sa collaboration avec les frères Deck

 

Dans ce dessin exécuté sur les deux feuilles d’un carnet, Ochoa représente à son tour son ami Paul Helleu, vraisemblablement dans leur atelier, le pinceau à la main, en train de peindre un portrait de femme dans ce qui est très vraisemblablement un plat de Théodore Deck. Une jeune femme, également assise sur le même canapé que l’artiste, se penche en avant pour regarder ce portrait, dont il est très probable qu’elle soit le modèle.

 

La technique utilisée faite de coups de crayons parallèles, d’une plus ou moins forte intensité, unifiés par un travail d’estompe, révèle l’influence de Whistler, un autre ami d’Helleu et de Blanche.

 

Fils d’un teinturier en soie de Guebwiller, Théodore Deck entre en 1841 chez le maître poêlier Hügelin à Strasbourg et arrive à Paris en 1847, après un long voyage en Allemagne, Autriche et Hongrie. Il est embauché comme contremaître en décembre 1851 par la veuve Dumas, fille du Faïencier Vogt pour lequel il avait travaillé à son arrivée à Paris. En 1858 il crée avec son frère son entreprise spécialisée dans les revêtements de poêles. Le succès de leurs affaires leur permet de se lancer rapidement dans la céramique pour le revêtement des bâtiments et dans les pièces de forme.

Théodore Deck fait alors souvent appel à des artistes pour décorer des plats, des carreaux ou des plaques, divisant le produit de la vente en deux parts équitables. C’est ainsi qu’en 1881 Paul Helleu commence une collaboration qui durera vraisemblablement au moins jusqu’à son mariage en 1886, voire (selon le peintre Blanche) pendant une dizaine d’années. Les pièces que nous avons pu retrouver (le catalogue raisonné en ligne de l’œuvre d’Helleu pour les céramiques n’est pas encore disponible) représentent généralement des bustes de femme qui se détachent sur un fond de couleur forte.

 

Représenté ici âgé d’environ 25 ans, Helleu gardera la même allure pendant une grande partie de sa vie, comme en témoigne cette eau-forte exécutée par Boldini en 1902 (NPG6031 – National Portrait Gallery London).

 

3. Encadrement

 

Nous avons choisi de présenter ce magnifique portrait dans un cadre de type "Degas", en bois naturel doré autour de la vue (France début XXème siècle). Ce type de cadre a été inventé par le peintre Degas (un artiste qui fut un moment proche de Blanche avant leur brouille mémorable et qu’Ochoa a très vraisemblablement rencontré pendant son séjour parisien) pour encadrer de façon moderne les dessins de sa collection.

 

Principales références bibliographiques :

Sous la direction de Frédérique de Watrigant Paul-César Helleu Paris 2014

Les amis de Paul-César Helleu Catalogue raisonné en ligne

Jane Roberts – Jacques-Emile Blanche – Gourcuff Gradenico 2012

Jane Roberts et Muriel MolinesCatalogue Jacques-Emile Blanche raisonné en ligne



[1] Alors que leur père José de Madrazo y Agudo était également peintre et directeur du Prado, le frère de Federico, Luis mais également ses fils Ricardo et Raimundo furent des peintres reconnus. Quant à sa fille Cecilia elle épousa le peintre orientaliste Marià Fortuny.

[2] Le 13 novembre 1881, Helleu écrivait à sa mère : « j’ai une commande de cinq cents francs qu’Ochoa m’a apportée hier matin. C’est un monsieur très riche, qui a vu de ma peinture et qu’il rencontre dans une famille très riche où il va souvent et où il doit me présenter. » Helleu, Ochoa et Blanche séjournent ensuite à Dieppe en août 1882.

[3] « Ceux qui furent mes grands-parents maternels commandèrent à un peintre espagnol, Rafaël de Ochoa, recommandé par Emmanuel Chabrier, le portrait de leur fille aînée. Quand celle-ci allait aux séances de pose, elle était accompagnée de sa mère et de sa petite sœur Alice, âgée de quatorze ans et demi, aux abondants cheveux roux dorés qui lui descendaient aux genoux. Paul Helleu, qui partageait l’atelier d’Ochoa, fut subjugué par la si jeune Alice ; il demanda à faire son portrait. Helleu en devint éperdument amoureux, ne rêvant plus que d'elle ! Un an plus tard ils étaient fiancés. » Paulette Howard-Johnson Helleu et ses modèles

[4] Il existe un portrait par Blanche le représentant en 1934 à l’âge de 78 ans (RM1048).