Ce vigoureux dessin nous présente une brillante synthèse entre la tradition vénitienne de Titien dont il constitue un lointain écho et le baroque napolitain de Solimena qui a fortement influencé Francesco La Marra, un peintre et graveur originaire des Pouilles dont la richesse de l’œuvre graphique a été récemment redécouverte grâce au travail d’un certain nombre d’historiens de l’art.
Outre le tracé très caractéristique des nombreux personnages qui animent cette grande composition, La Marra se reconnaît à l’emploi quasi-systématique de « rustines » portant un repentir, dont nous avons ici l’exemple sur la gauche pour le personnage de Saint François.
- Francesco La Marra, peintre et graveur napolitain
Francesco La Marra est un artiste originaire des Pouilles (il est né à Martina Franca en 1728) qui s’installe à Naples en 1748. Alors que peu d’éléments biographiques le concernant sont connus, c’est un artiste dont le corpus est encore en cours de construction mais dont l’importance parmi les artistes napolitains de la deuxième moitié du XVIIIème siècle apparait de plus en plus clairement.
Il travaille en tant que graveur à l’illustration de livres religieux, mais aussi comme cartographe puisqu’il serait un des graveurs de la gigantesque Carte de Naples commandée par le duc de Noja (1768 – 1775). Il aurait également participé aux côtés de Pierre Yves d’Hancarville à la gravure des reproductions de vases antiques réalisées pour illustrer les collections de Lord Hamilton. En 1792 sera publié de manière posthume un recueil d’estampes reproduisant des dessins exécutés par La Marra d’après les grands maîtres napolitains Mattia Preti, Luca Giordano et Francesco Solimena (ou supposés tels…), qui démontre sa virtuosité graphique et sa connaissance de l’œuvre des grands artistes baroques ayant œuvré à Naples. Cette virtuosité graphique et cet hommage fréquent aux grands maîtres napolitains expliquent que les dessins de La Marra aient souvent été attribués à Giordano ou à Solimena, avant d’être progressivement rendus par la critique contemporaine à La Marra[1].
Alors que sa production graphique semble avoir été très abondante, peu de ses peintures sont connues à ce jour, les plus célèbres étant les trois toiles qu’il a réalisé dans les années 1750 pour l’église Santi Filippo e Giacomo de Naples, toiles qui sont demeurés in situ.
2. Un dessin à l’iconographie complexe
Le dessin que nous présentons présente une iconographie complexe : la Vierge est assise sur un trône supporté par un lion et par un griffon situé au pied d’une large colonne ; deux puttis portent dans le Ciel la croix. La Vierge présente l’Enfant qu’elle tient dans ses bras à un premier cercle composé de saints personnages, parmi lesquels on reconnait Saint François sur la gauche de la composition et Saint Georges sur la droite, le pied posé sur la lance brisée avec laquelle il a vaincu le dragon. Un deuxième cercle représente vraisemblablement des donateurs agenouillés dans le bas de la composition.
La composition s’inspire très clairement de l’un des chefs d’œuvre de Titien, la Madonne Pesaro et le fait qu’elle ait été représentée de manière inversée suggère que La Marra a vraisemblablement eu connaissance de ce tableau conservé à Venise par le truchement de l’estampe de Valentin Lefèvre, les estampes ayant depuis la Renaissance servi à véhiculer les innovations formelles au sein des ateliers.
La Marra s’approprie entièrement cette composition qu’il retravaille d’une manière tout à la fois parfaitement baroque et très personnelle : à partir d’un point de vue en contreplongée (da sotto in su) qui renforce la monumentalité de la composition, la Vierge apparait dans une position recentrée, au pied d’une seule colonne qui symbolise son rôle de médiatrice entre le registre terrestre occupé tant par le spectateur que par la nombreuse assemblée qui l’entoure et celui du divin, situé par convention dans les cieux. Saint François est désormais représenté comme une Rückenfigur (tout en restant reconnaissable par sa bure et sa tonsure) ; ce changement de composition, rendu visible grâce à l’addition de la fameuse rustine, permet au spectateur de rentrer pleinement dans la composition au premier regard.
L’Hospitalité d’Abraham, un dessin du Metropolitan Museum attribué à La Marra (61.158.2) partage un certain nombre de points en commun avec notre composition : format allongé et vue en contreplongée, composition bipartite, repentir important sur une feuille contrecollée, présence d’une Rückenfigur qui nous fait entrer dans la composition…
Alors que nous n’avons pas retrouvé d’estampe ou de peinture de La Marra reprenant cette composition, un dessin présenté par la galerie Drawingsonline reprenant cette même composition achevée nous amène à penser que celle-ci a bien dû avoir été réalisée.
3. Provenance et encadrement
Nous avons choisi pour encadrer ce dessin un cadre italien en bois mouluré et doré (Emilie- Romagne, XVIIIème siècle) au profil particulièrement élaboré qui met vraiment en valeur (et en avant !) la monumentalité baroque de cette composition.
[1] A titre d’exemple Marco Riccomini défend l’idée que le dessin du Louvre représentant Clorinda libérant Olindo et Sofronia(Inv. no. RF 38581) qui était attribué à Solimena serait en fait une œuvre de La Marra (M. Riccomini La Marra a New-York). Pour d’autres exemples de ces réattributions nécessaires on peut consulter également l’article de Viviana Farina Una voce polifonica del secondo Settecento napoletano: altri disegni e bozzetti per Francesco La Marra.