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Nous remercions Mesdames Marialucia Menegatti et Olga Piccolo de nous avoir proposé l’attribution de ce tableau à un suiveur de Garofalo et d’avoir identifié la provenance Ludovisi. Leur étude de l’œuvre (en italien), à partir de laquelle a été rédigée cette présentation, est disponible sur demande.

 

Ce paysage maritime aux vastes horizons nous séduit par ses couleurs chatoyantes et nous intrigue. Alors que la signification de la scène représentée ici reste obscure, il s’inscrit parfaitement dans la tradition ferraraise, créée par Dosso Dossi et perpétuée par Garofalo, de la représentation de paysages autonomes, et reflète l’influence déterminante du peintre flamand Joachim Patinir sur cette école. Il a été donné par deux spécialistes italiennes à un suiveur de Garofalo, actif dans la deuxième moitié du XVIème siècle.

 

Beaucoup de tableaux provenant de Ferrare sont entrés dans des collections romaines après l’intégration de Ferrare aux Etats Pontificaux en 1598 et c’est ainsi que notre tableau a très vraisemblablement figuré entre 1623 et 1633 dans les collections du Cardinal Ludovico Ludovisi, le cardinal-neveu du Pape Grégoire XV, avant que l’on ne perde de nouveau sa trace…

 

  1. Il Garofalo, un peintre ferrarais à l’écoute des artistes de son temps

 

Benvenuto Tisi serait né à Ferrare en 1481 où il devient dès 1497 l’élève de Boccacino puis, au tournant du siècle, celui de Lorenzo Costa. Il serait ensuite allé à deux reprises à Rome, puis à Venise (vers 1505-1508) où il serait lié d’amitié avec le peintre Giorgione. A partir de 1512, sans doute sous l’influence conjuguée des œuvres de Raphaël et de Michel-Ange découvertes lors d’un voyage à Rome où il accompagnait Alphonse d’Este, son style évolue vers des représentations monumentales exécutées dans un style classique qui se caractérise par une attention particulière à l’exactitude anatomique.

 

Vers 1524 l’arrivée de Giulio Romano à Mantoue fait évoluer son style vers une narration plus dramatique, souvent éclairée de manière artificielle. Les retables qu’il réalise à partir de 1525 présentent des groupes de grands personnages agencés de manière compacte, dans lesquels une attention particulière est apportée à l’expressivité de chaque personnage.

 

Alors que Dosso Dossi, l’autre grand peintre de Ferrare en ce deuxième quart du XVIème siècle, avait pendant longtemps eu la faveur des commandes d’Alphonse 1er, Garofalo reçoit plusieurs commandes ducales à partir de l’avènement en 1532 d’Hercule II. Son rapprochement de la cour s’accompagne d’une évolution de son style vers le maniérisme. Garofalo perd la vue en 1550 et arrête de peindre, même s’il ne décède – toujours à Ferrare - que 9 ans plus tard en 1559.

 

2. Dosso Dossi et le paysage ferrarais

 

Dosso Dossi (Giovanni di Niccolò de Luteri, né en 1491 à San Giovanni del Dosso et mort en 1542 à Ferrare) a une place toute particulière dans l’histoire de la peinture ferraraise en tant que peintre prolifique de paysages, un genre nouveau qui gagne son indépendance au début du XVIe siècle. Les exemples les plus célèbres de ses productions sont ceux liés à des commandes ducales : la frise perdue de seize paysages réalisée pour la chambre à coucher d'Alphonse Ier d'Este, qui a rejoint les collections modénaises , la frise des Dix histoires d'Énée de la chambre des peintres, envoyée ensuite à Rome, dans la collection Borghèse et dont il reste sept pièces[1] -, auxquelles s’ajoutent divers "paysages" souvent de signification obscure, et qui étaient probablement destinés à des commandes privées.

 

L’importance de cette production justifie la présence abondante dans les inventaires de la fin du XVIe siècle de peintures décrites comme des paysages et attribués de manière générique à Dossi. L’absence de description du sujet ou le caractère approximatif de ces descriptions rend toutefois quasiment impossible l’identification des peintures subsistant aujourd’hui avec celles mentionnées dans ces inventaires. Sous l'étiquette générique de "Dossi" se retrouvent aussi des œuvres réalisées par d’autres mains, appartenant chronologiquement à des périodes différentes, stylistiquement unies par la présence d'éléments que l'on peut rattacher à l'école ferraraise sur lesquels se sont greffés des éléments figuratifs nordiques auxquels la cour d'Este, à partir du XVe siècle, a été particulièrement sensible.

 

C’est ainsi que même si la présence de Hendrick Met de Bles dit Il Civetta (vivant dans les six premières décennies du XVIe siècle, 1510-1560) à Ferrare n’est pas certaine (même si une source du dix-septième siècle le dit mort à Ferrare), son influence sur les peintres émiliens de la moitié du XVIème siècle a été confirmée par de nombreuses études.

 

De même, les peintures de Patinir, probablement connues grâce aux quelques tableaux de l’artiste conservés à la cour de Ferrare, ont fortement influencé la peinture de paysage de Dosso et de son frère Battista, ainsi que celle d'autres artistes ferrarais[2]. D'autres artistes actifs à Ferrare après la disparition de Dossi, comme Garofalo[3], perpétueront ce goût pour les paysages énigmatiques exécutés dans un goût nordique.

 

Malgré quelques références précises à certains paysages de Garofalo, notre tableau est assez différent du style ciselé et élégant, à l'intonation désormais maniériste, utilisé tant par Garofalo que par Dosso avec une insistance croissante à partir du milieu des années 1520, date de l'arrivée de Giulio Romano à Mantoue. Il doit en conséquence être considéré comme l’œuvre d’un suiveur de Garofalo, actif dans la deuxième moitié du XVIème siècle [4].

 

3. Description de l’œuvre

 

A l’instar de la plupart des paysages autonomes de l’école de Ferrare, le sens de notre composition demeure obscur et nous ne pouvons proposer que quelques hypothèses d’interprétation partielle.

Deux scènes éloignées par un contraste d’éclairage et par une dichotomie dans la dimension des personnages occupent le tiers inférieur de notre composition. Au premier plan, un berger accroupi sur la gauche semble désigner à la femme voilée qui l’accompagne les deux chèvres qui broutent sur un tertre situé en surplomb, à l’extrémité inférieure droite. A l’arrière de cette première frise se trouve un pont ruiné, dont l’arche central est éboulée (mais reste visible en contrebas dans ce qui pourrait être un fleuve se jetant dans la mer). De part et d’autre de ce pont se trouvent deux groupes énigmatiques : sur la droite une femme qui tient un enfant dans ses bras semble rebrousser chemin sous la menace d’un enfant (ou d’un putto), alors que sur la gauche un voyageur s’agenouille devant un personnage barbu coiffé d’un bonnet rouge qui lui serre la main.

 

Au-dessus de cette double frise de personnages, se répondent sur la droite un haut bosquet d’arbre et sur l’autre rivage un groupe de ruines [5] qui selon nous ancre la narration dans l’Antiquité (avec un certain anachronisme d’ailleurs, puisque les monuments antiques n’étaient pas en ruine dans l’Antiquité…).

 

Au-delà de la colline verdoyante sur laquelle se trouvent ces ruines, le paysage change radicalement et nous entrons dans un horizon bleuté [6] qui occupe toute la moitié supérieure de notre paysage. Au milieu se déploie une ville portuaire ceinte de murailles et située au pied de hautes montagnes dont un des sommets semble enneigé. C’est ici que l’influence des paysages de Patinir se révèle être la plus forte.

Selon nous, la scène située au premier plan avec les chèvres disparaissant dans les fourrés pourrait représenter la découverte du site oraculaire de Delphes [7] telle que la raconte Diodore de Sicile (XVI, 26) [8]. La femme voilée à ses côtés pourrait alors être une représentation de la Pythie ou de la Sybille Delphique. Le personnage barbu au pied duquel s’agenouille un voyageur pourrait être quant à lui Hermès (le dieu des voyageurs), sous la protection duquel viendrait se mettrait notre voyageur avant d’accomplir une traversée périlleuse. Tous deux seraient coiffés de leur pétase (un chapeau rond ici en forme de bonnet phrygien pour Hermès). A noter le caractère peut être ithyphallique de cette représentation d’Hermès, un détail qui aurait le mérite de corroborer cette interprétation.

 

Si ces deux explications partielles nous paraissent chacune séduisantes, le lien entre ces deux scènes nous paraît mal aisé à établir. Notre paysage garde ainsi son envoûtant mystère …

 

4. Provenance et encadrement

 

Les recherches effectuées dans les inventaires ferrarais, tant ceux de la cour d’Este que ceux de collections privées ferraraises, n’ont pas permis d’identifier les premiers propriétaires ou les commanditaires de ce tableau. En revanche, un tableau figurant dans deux inventaires de la collection du cardinal Ludovico Ludovisi (1595-1632), datés respectivement de 1623 et 1633, mérite l'attention. Cette collection comprenait plusieurs tableaux ayant appartenu à la famille d'Este ou en tout cas provenant de l'ancienne capitale du duché d'Este et était conservée à la Vigna di Porta Pinciana. Dans la Stanza dell'Armario de' libri (autrement dit la bibliothèque), selon l'inventaire de 1623, on pouvait voir "Un paese alto pmi quattro [89,2 cm, la palme romaine égale 22,3 cm] con pecore, e figure cornice dorata di mano del Dossi"[9] (un paysage d’une hauteur de quatre palmes romaines figurant des moutons et des personnages peint par Dossi dans un cadre doré), que l'on retrouve cité avec des mots presque identiques dans l'inventaire dressé en 1633, peu après la mort du cardinal : "Un Paese alto pmiquattro [89,2 cm, la palme romaine égale 22,3 cm] con pecore, e figure cornice dorata di mano del Dossi"[10]. Les mesures de hauteur, bien qu'approximatives, correspondent à celles de notre tableau quand la description du sujet et l'attribution générique à Dossi, indiquent qu’il s’agissait bien d’une école ferraraise.

 

Les événements entourant la dispersion de la collection Ludovisi après la mort du cardinal ne sont pas clairs. Un inventaire de la collection est dressé quelques jours après la mort de son héritier le prince Niccolò Ludovisi, le 25 décembre 1664. Celui-ci s'était bien gardé de respecter les dispositions du fideicommissum de son frère visant à protéger l'intégrité de sa collection[11]. Perpétuellement à court d'argent, engagé dans une course ambitieuse mais inutile et dispendieuse aux fonctions honorifiques et aux titres nobiliaires, il aliène en quelques années les pièces les plus importantes de la collection familiale. On peut penser que notre tableau, dont on ne retrouve pas de manière certaine la trace dans l’inventaire de sa collection après décès, fit partie de ceux vendus par son frère après la mort du Cardinal Ludovisi.

 

Acheté à Rome sans cadre, notre tableau est aujourd’hui présenté dans un cadre italien du XVIIème siècle en bois laqué noir encadrant un filet sculpté et doré.



[1] Sur la frise des Histoires d'Énée, voir les contributions dans le catalogue Dosso Dossi. Il fregio di Enea, catalogue d'exposition édité par M. Minozzi (Rome, Galleria Borghese, 2024), Milan, Electa, 2024.

[2] Veuillez vous référer en particulier à : C. Limentani Virdis, Presenze fiamminghe a Ferrara nel Quattro e nel Cinquecento : i casi di Rogier van der Weyden e Herri met de Bles, in Il Camerino delle pitture di Alfonso I, edited by A. Ballarin, 6 vol, Cittadella, Bertoncello Artigrafiche, 2002-2007 : vol. VI, Dosso Dossi e la pittura a Ferrara negli anni del ducato di Alfonso I, actes du colloque (Padoue, 2001), édité par A. Pattanaro, 2007, pp. 53-76 ; le texte de référence fondamental de A. Pattanaro, "Pictores interdum sed frusta conentur effingere" : da Decembrio a Giovanni da San Foca, spunti di riflessione sulla questione del paesaggio dipinto a Ferrara nel primo Cinquecento, fra Umanesimo ed espressività nordica, in Il paesaggio veneto nel Rinascimento europeo, edited by A. Caracausi, M. Grosso, V. Romani, Milan, Officina Libraria, pp. 65-83, en particulier pp. 72-73, avec une importante bibliographie de référence; C. Occhipinti, Sul termine "paesaggio" e sulla sua prima attestazione italiana (Fontainebleau, 1546). Note sugli inventari patrimoniali del cardinale Ippolito II d'Este, in Il paesaggio veneto nel Rinascimento europeo, op. cit. pp. 85-98.

[3] A. Pattanaro, Girolamo da Carpi, Rome, Officina Libraria, pp. 102-103.

[4] La référence à un disciple tardif de Garofalo est aussi soutenue par Alessandra Pattanaro, professeure d'histoire de l'art moderne à l'Université de Padoue et grande experte de Garofalo (voir en dernier lieu : A. Pattanaro, Garofalo. Studi e ricerche, Editori Paparo, Naples-Rome 2024), que nous remercions.

[5] Celles-ci pourraient avoir été inspirées par les estampes décrivant des ruines romaines publiées par Hiéronymus Cocks après son séjour romain de 1546-1547.

[6] L’analyse IRFC suggère que le pigment utilisé pour les bleus est à base d’azurite.

[7] Pierre Brulé - Héraklès à l’épreuve de la chèvre – Presses universitaires de Liège paragraphe 45

[8] « On raconte que cette découverte s'est faite de la manière suivante. Il y a un gouffre à cet endroit où se trouve maintenant ce qu'on appelle le sanctuaire "interdit", et comme les chèvres avaient l'habitude de se nourrir à cet endroit parce que Delphes n'avait pas encore été colonisée, invariablement toute chèvre qui s'approchait du gouffre et y jetait un coup d'œil sautait d'une manière extraordinaire et émettait un son tout à fait différent de celui qu'elle avait l'habitude d'émettre auparavant. Le bouvier chargé des chèvres s'émerveilla de cet étrange phénomène et, s'étant approché du gouffre et y ayant jeté un coup d'œil pour découvrir ce qu'il était, fit la même expérience que les chèvres car celles-ci se mirent à agir comme des êtres possédés et le chevrier se mit aussi à prédire des événements futurs. Par la suite, comme la nouvelle de l'expérience de ceux qui s'étaient approchés du gouffre s'était répandue parmi les gens des environs, un nombre croissant de personnes visitèrent l'endroit et, comme ils le testaient tous en raison de son caractère miraculeux, quiconque s'approchait de l'endroit devenait inspiré. C'est pourquoi l'oracle fut considéré comme une merveille et comme le sanctuaire prophétique de la Terre. » Traduit de l’anglais d’après Diodorus Siculus. Diodorus of Sicily in Twelve Volumes with an English Translation by C. H. Oldfather. Vol. 4-8. Cambridge, Mass.: Harvard University Press; London: William Heinemann, Ltd. 1989.

[9] C.H. Wood, The Ludovisi Collection of Paintings in 1623, in The Burlington Magazine, CXXXIV, 1992, 1073, pp. 515-523 : p. 517, n. 19

[10] K. Garas, The Ludovisi Collection of Pictures in 1633 (II), in The Burlington Magazine, CIX, 1967, 771, juin, pp. 339-348 : p. 347.

[11] C. Caramanna, M. Menegatti, ll fidecommisso del cardinale Ludovico Ludovisi e la "Madonna del passeggio" di Raffaello, in "Musica e figura", 2013, 2, pp. 35-56.